Philosophe et théoricienne de la littérature (France) qui a contribué à la table ronde 01 : En quoi les récits peuvent-ils changer la vie des êtres ?
Docteure en Philosophie d’Aix-Marseille Université, Nancy Murzilli est maîtresse de conférence à l’Université Paris 8.
Elle s’intéresse à la littérature et à son pouvoir d’action sur le réel, les individus et la société. Ses recherches portent également sur la rencontre de la littérature avec d’autres formes artistiques.
Son dernier essai s’intitule “Changer la vie par nos fictions ordinaires. Du tarot aux rêves éveillés, comment nous mettons nos avenirs en jeu”.
— un entretien réalisé par Vassili Silovic, auteur et réalisateur de films documentaires, et enregistré aux Champs Libres (Rennes) dans le cadre de la série “Quels récits pour notre temps ?”.
Nancy Murzilli
Les cartes de tarot notamment jouent un rôle prépondérant au sein de l’ensemble de tes réflexions inhérentes à la narration. Peux-tu nous expliquer de quelle manière interagissent les cartes avec les narrations possibles ?
La fiction de la réalité, entre passé et futur – à travers le rituel
Les cartes de tarot sont intervenues dans mon travail de recherche sur la fiction de manière tout à fait parallèle, dans le cadre d’échanges réguliers avec ma mère qui tire les cartes de tarot. Nous nous ne voyons pas très souvent et, deux fois par an, quand nous nous voyons, il y a ce rituel : elle me tire les cartes !
Un jour, après une séance, je pressens et lui partage qu’à travers le tarot, quelque chose touche à la fiction – mon sujet de recherche. En partageant cette intuition, en touchant du doigt ce que je cherche depuis très longtemps, j’ai alors le souhait d’approfondir ma réflexion.
Il y a une sorte d’inversion qui se produit par rapport à une étude de la fiction comme production artistique. Avec le tarot, avec ma mère, nous sommes en train de produire une fiction ordinaire finalement, entre nous, dans la cuisine. Mais il se compose véritablement d’une forme de dramaturgie, avec le rituel initié ou encore les règles du jeu. Dans l’échange précisément, les cartes nous permettent de construire un récit et ce récit va s’attacher à ma vie. Il va y produire des effets. Or, je me suis toujours intéressée à la façon dont les fictions agissent dans nos vies et je me questionnais alors sur : comment la fiction peut avoir un effet sur le réel ?
Et là, justement, il m’a semblé que quelque chose s’articulait au moment même où on construisait le récit en duo. Le duo identique entre un auteur de fiction ou un écrivain qui construit ce récit à deux, avec le spectateur ou le lecteur. Une fois que l’on a lu ou bien vu, on part, on retourne à sa vie, avec cette expérience devenue totalement réelle même si fictionnelle.
Cette articulation du récit qui se construit sur le moment est véritablement performative : à partir du moment où ce récit existe, il fait partie de nos expériences comme n’importe quelle autre expérience. On le transporte avec nous.
L’enjeu des cartes de tarot est une manière de raconter des choses qui se sont déjà passées ou de raconter un futur.
La narration par la co-construction
“Comment tu t’y prends, que se passe-t-il spirituellement et matériellement avec ces cartes?”
– Vassili Silovic
“Si tu souhaites interroger le tarot, est-ce que tu l’interroges sur ta vie privée ou sur ta création en cours ? Peut-être que les deux se rejoignent : une question qui te hante et qui est toujours, finalement, celle que tu vas retrouver dans chacun de tes scénarios ?
Au tarot, la formulation de la question est très importante. Tout comme elle l’est au moment de la création d’un scénario.”
– Nancy Murzilli
Si je n’ai pas pris le temps de formuler la question, on peut alors le faire ensemble. C’est justement là que commence la co-construction. L’idée d’écrire ensemble, comme toutes les fictions qui nous habitent. Un chapitre dans mon livre traite de comment parler avec nos morts. C’est un dialogue permanent. Nous sommes habités de ces fictions que l’on construit avec nos morts aussi bien qu’avec les vivants.
Restons du côté des vivants ! Dans la fiction, c’est un vivant qui est dans une histoire.
L’enrichissement du récit par le déséquilibre
Comme dans tout récit, il y a un moment de blocage. Ce moment précis où l’on vient consulter un tarologue est un moment de crise. Le récit se construit justement sur ce moment, précisément. La structure ternaire classique du récit est un état d’équilibre rompu par un événement déclencheur. Tout le reste, sont alors des péripéties qui cherchent à rétablir cet équilibre.
Dans le cadre du travail en cours, de ton côté : quelle est cette crise, quel objet particulier met en crise ton récit, quel problème se pose à ton personnage ?
Mon personnage est un architecte, il est face à son projet le plus beau : tout lui est possible, pour la première fois. Un engagement très important y compris physiquement. Et il se rend compte qu’en fait, il ne peut potentiellement pas mener à bien ce qu’il est en train de faire et à ce moment précis, je ne sais plus – en tant qu’auteur – ce qui va se passer pour cet homme.
Tu pourrais alors demander au tarot comment aller plus loin dans ce récit, par exemple. Quelle question pourrait-on poser ? Tu vas me dire si cette formulation te convient : comment l’architecte va-t-il pouvoir mener à bien son projet ou va-t-il mener à bien son projet ?
Oui, quels obstacles va-t-il devoir surmonter – intérieur et extérieur, par exemple ?
On va essayer.
Alors tu vas tirer cinq cartes, l’une après l’autre. J’utilise en général un jeu qui s’appelle le Tarot des héros et qui est assez semblable d’ailleurs au “Voyage du héros” de Joseph Campbell que vous connaissez certainement – côté scénaristes – puisque c’est une espèce de roue qui parcourt toutes les péripéties d’un personnage.
… Donc intéressant, ici, on a : Le Consultant.
Le Consultant, c’est ton architecte. L’objectif de ton architecte est de réaliser l’œuvre de sa vie, ici, et les obstacles auxquels il va devoir se confronter et dépasser, ici, et la clé pour y parvenir, là.
J’inviterais des personnes dans la salle qui veulent intervenir plus tard pour nous donner leur interprétation ou la compléter. Le récit se construit à plusieurs. Si nous sommes plus de deux, c’est encore mieux.
Ici, on a : La Mort.
Je dirais qu’il est dans un moment charnière de sa vie, avec de grands changements. Parce que la mort représente aussi un grand changement. C’est la fin et également le recommencement. C’est peut-être le signe de l’impasse dans laquelle il se trouve. Il est véritablement devant une transformation complète avec son objectif de construire sa grande œuvre.
Ici, nous voyons que les deux personnages se tournent le dos, mais l’Empereur regarde vers le futur et c’est plutôt bon signe. C’est une œuvre puissante, comme un idéal. Et au niveau de ses obstacles alors, là, on a : La Papesse.
Elle représente souvent l’étude, le repli sur soi. Donc il y a un temps de réflexion, de maturation peut-être d’écriture de son projet. Dans tous les cas, il va falloir qu’il travaille, qu’il étudie ou qu’il écrive puisqu’elle a un livre sur ses genoux.
Ici, on a : Le Pendu.
C’est peut être, à la fois, un moment en suspens mais aussi le fait de regarder les choses autrement donc, de changer de perspective et le Pendu regarde le monde à l’envers.
La clé, c’est Le Diable.
Et là, c’est le désir. C’est-à-dire que, c’est en prenant plaisir à faire ce qu’il a envie qu’il parviendra à surmonter ses obstacles.
Voilà, c’est une explication rapide et un peu simple, que nous pourrions enrichir, bien sûr.
Si j’étais réellement un scénariste qui vient te voir ou qui travaille avec les cartes : comment verrais-tu la suite de cette aventure, comment peut-elle m’aider ?
La question comme clé du récit.
La prise de risque comme impulsion du récit.
Tout va dépendre de la question que tu poses, mais les cartes sont là, en fait, je pense, pour déclencher. Elles vont peut-être orienter ton récit différemment, en apportant de potentiels éléments nouveaux dans ton scénario, de nouvelles idées.
L’enjeu général des cartes et, c’est aussi le rôle de la fiction, est de déplacer le regard en étant un moyen de sortir de nos cadres logiques, des règles pré-établies qui nous cadrent, nous encadrent et qui nous empêchent. Sortir de nos difficultés, comment les dépasser.
Le jeu de cartes nous déplace. C’est le hasard qui dirige la carte tirée. Je me remets entre les mains du hasard pour décider. Nous sommes constamment dans la prise de risque. S’en remettre à l’inconnu, à travers la question que tu vas me poser – que je ne connais pas à l’avance et les cartes qui m’aident à répondre. Les cartes donnent une impulsion, déplacent notre regard. Nous observons et ressentons alors quelque chose qui va me donner une idée. Ce quelque chose est un déterminant de la fiction.
C’est de l’ordre de la fiction ordinaire, comme tu l’évoquais ?
L’imbrication des fictions ordinaires et artistiques
Quand je parle de fiction ordinaire, je parle de la capacité que l’on a et que l’on développe tout petit, que l’on éduque grâce au récit via les contes, par exemple.
Ce sont des jeux qui nous permettent de projeter des situations et c’est une question alors, en quelque sorte, de survie. Pouvoir projeter des situations, d’abord dans ces espaces protégés que permettent de développer les fictions. Je ne distingue pas la fiction du réel, le réel se nourrit de la fiction et l’inverse également. Nous sommes constamment pétris de l’un et de l’autre mais les fictions ordinaires, ce sont les fictions que l’on projette au quotidien pour continuer à vivre, pour programmer la suite et pour imaginer ce qui va ou pourrait se produire.
Les fictions que l’on produit au cinéma et dans la littérature ont quelque chose de cet ordre. Il y a véritablement une continuité des fictions ordinaires ou fictions artistiques. Je dirais même : ce sont nos fictions. “Tout est fiction” ne signifie pas que tout est irréel ou illusoire mais que ce va et vient est nécessaire, entre la part d’imagination et la part de récit qui se construit grâce à, justement, tous ces récits qui nous habitent. Dans le tarot, en combinant les cartes, on arrive à retrouver et à construire un récit.
Grâce aux caractères des cartes. Avec les cartes qui sont posées ici, nous avons déjà commencé à raconter un début de récit. Je pourrais d’ailleurs reprendre ta question et la réinterpréter autrement. À l’aide d’une carte par exemple, qui t’intrigues plus qu’une autre et une nouvelle carte qui va l’interroger.
Effectivement c’est le Pendu que j’interroge alors. Je tire donc une carte.
Ah La Justice !
C’est intéressant : regarder le monde à l’envers ou changer de perspective, de point de vue mais le faire avec justesse, en restant juste, équilibré – est-ce que cela te parle, par rapport à ton personnage ?
Oui ! Je peux tout à fait le reconnaître effectivement.
J’ai l’impression que c’est un personnage qui est, à peu près, prêt à tout pour atteindre son but. À ce moment précis, c’est l’œuvre qui compte et rien d’autre.
Nous pourrions interpréter Le Pendu à la lumière de La Justice.
La Justice regarde bien droit Le Pendu, mais à l’envers, et donc le risque est de finir… pendu, en fait !
Jusqu’où vas-tu pousser ton personnage à prendre des risques ?
Dans le récit, au fond, ce qui nous importe n’est pas tellement de trouver des réponses à la question mais surtout d’être capable, au final, d’arriver à reformuler différemment cette question. En ayant les idées plus claires, peut-être. Par rapport au récit, si nous partons de l’idée que nos fictions sont ordinaires et que nous sommes tous porteurs de fictions, nous sommes également tous auteurs. Nous participons à ce qui se construit. Oui, le scénario existe mais il est surtout un élément de ce qui va se produire.
Nous sommes entourés de fictions ordinaires ou non ordinaires. A-t’on encore besoin d’auteur ?
Entre fiction et réalité : différentes temporalités pour des expériences multiples
Je pense que ce qui est intéressant dans la fiction artistique, c’est qu’elle nous permet de vivre dans une temporalité réduite, une expérience au complet. Alors que dans nos vies, nous menons un ensemble d’expériences sur différentes temporalités et, parfois, elles sont interrompues puis reprises. Nous savons, par exemple, qu’une amitié est une expérience au long cours dans la vie, avec des temporalités très différentes selon les amitiés. Voir ou lire un récit d’amitié nous permet d’en faire une expérience complète et donc de se doter d’un nouveau récit, de nouveau possibles.
Merci beaucoup Nancy, merci pour les cartes !
© Photos Brigitte Bouillot
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