David Le Breton, anthropologue et sociologue (France) qui a contribué à la table ronde 01 : En quoi les récits peuvent-ils changer la vie des êtres ?
David Le Breton est professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, Membre senior de l’Institut universitaire de France, Membre de l’Institut des études avancées de l’Université de Strasbourg (USIAS). Il est l’auteur d’une œuvre considérable, avec entre autres : “Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur”, “Rire. Une anthropologie du rieur”, et “La saveur du monde”.
— un entretien réalisé par Vassili Silovic, auteur et réalisateur de films documentaires, et enregistré aux Champs Libres (Rennes) dans le cadre de la série “Quels récits pour notre temps ?”.
David Le Breton
« Il y a d’innombrables mondes dans le même monde et parfois des mondes inconciliables qui cohabitent ensemble, plus ou moins »
Un monde infiniment pluriel
David Le Breton – Évidemment, je ne suis pas en position de donner des leçons sur la manière d’écrire des scénarios ou de filmer parce que chaque créateur élabore sa propre manière de composer son récit. Ceci dit, nous vivons dans un monde infiniment pluriel – c’est pour cela d’ailleurs que je me définis comme un anthropologue des mondes contemporains. Il y a d’innombrables mondes dans le même monde et parfois des mondes inconciliables qui cohabitent ensemble, plus ou moins. Non sans violence, non sans intimidation avec, parfois, davantage d’agrément, de reconnaissance mutuelle.
Ce monde, notre monde, est devenu d’une très grande complexité.
« Dans les années 1990, ce qui faisait lien entre les humains s’efface et c’est le moment où émerge l’individu roi, l’individu tyran »
L’émergence de l’individualisme
David Le Breton – Le monde d’aujourd’hui – dans nos sociétés occidentales – commence véritablement dans les années 1990 où disparaissent les cultures de classe, régionales ou encore politiques. En France, c’est notamment le moment de la fin du Parti communiste et le commencement de la fin pour le Parti socialiste par exemple. Et plus globalement des formes d’alternatives, de récits pour l’avenir qui « s’effondre ».
Les années 90 qui correspondent également au commencement de la fin des appartenances religieuses et autres. En revanche, ce qui faisait lien entre les humains s’efface et c’est le moment où émerge l’individu roi, l’individu tyran également, d’une certaine manière : l’émergence de l’individualisme.
Quand j’utilise le terme d’individualisme, j’utilise un concept de sociologie. Je ne veux pas dire, par ce terme, que c’est l’émergence de l’égoïsme – ce qui n’aurait aucun sens. Évidemment que l’individualisme est aussi l’émergence de la liberté et d’une marge de manœuvre que nous avions beaucoup moins dans les années 1970, 1980…
Mais l’individualisme est, en même temps, un univers où l’on va être isolé les uns des autres, où l’on va être de moins en moins ensemble et où l’on va être de plus en plus les uns à côté des autres, avec un repli sur soi et la dislocation des anciennes formes de solidarités, d’alliances, de communautés…
« L’individualisation du lien social impose, pour exister, de se raconter sa propre histoire »
La disparition des grands récits d’identités collectives
David Le Breton – L’individualisme est l’émergence d’un monde où chacun a la prétention d’avoir raison et et donc de raisonner et d’arraisonner l’autre, d’une certaine manière. C’est-à-dire de le bloquer, de le figer, de lui imposer son point de vue, à travers la disparition des grands récits d’identités collectives qui ont construit le monde pendant d’innombrables générations.
Nous sommes en train de vivre aujourd’hui une fragmentation du lien social. Cette individualisation du lien social qui impose, pour exister, de se raconter sa propre histoire : « Je suis né à telle époque, j’ai fait ci, j’ai fait ça… » La prolifération des petits récits qui viennent construire notre identité, que Paul Ricœur d’ailleurs qualifiait de narrative, sans forcément avoir le moyen de faire autrement.
« Aujourd’hui, on ne ferait plus les mêmes films »
Communication ou conversation
David Le Breton – L’univers de la communication a pris le pas sur les univers de la rencontre, de la conversation et également de la mémoire, qui devient de plus en plus dérisoire. Nous ne savons donc plus très bien sur quel pied danser.
Pour les nouvelles générations, il est d’une évidence absolue de communiquer à distance. Pour notre génération qui est, entre deux mondes, nous savons ce que l’on a perdu, et ce n’est pas une nostalgie.
Je me souviens notamment des densités de rencontres et de relations que nous avions et que, d’ailleurs en tant que cinéphile, je retrouve dans les films passés, de l’histoire du cinéma. Aujourd’hui, on ne ferait plus les mêmes films, dans le sens où on ne se parle plus du tout de la même manière, les voix ne sont plus les mêmes, les manières de se toucher, de se regarder : les situations sont totalement différentes.
« On constate un immense sentiment de solitude, d’abandon avec des cas d’isolement que provoquent, aujourd’hui, les technologies »
La solitude au cœur de nos sociétés
David Le Breton – On peut d’ailleurs analyser deux ou trois films des années 1940 ou 1950 et deux ou trois films de ces dernières années : on observe une véritable mutation anthropologique absolument saisissante. Jamais la souffrance n’a été aussi grande dans nos sociétés contemporaines, au niveau des conduites à risque des jeunes qui prolifèrent ou encore du mal de vivre des personnes âgées qui est absolument terrifiant.
Le nombre grandissant de personnes qui sont mal dans leur vie, dans leur peau, en souffrance – quel que soit leur âge : ce monde, notre monde, son héritage n’est tout de même pas le meilleur. Je ne dis pas que le début du 20e siècle fut formidable mais on constate un immense sentiment de solitude, d’abandon avec des cas d’isolement que provoquent, aujourd’hui, les technologies. Une solitude qui peut être choisie d’ailleurs et non pas que, subie.
« La mise en mouvement du corps permet de changer son horizon familier, en s’ouvrant à l’inédit, vers l’inconnu »
La marche comme résistance & ouverture
David Le Breton – Des alternatives existent. J’ai souvent, notamment, écrit sur la marche qui constitue, pour moi, une forme de résistance, justement, au smartphone omniprésent, à l’urgence, à la vitesse, à la disponibilité obligatoire. Nous sommes stimulés en permanence.
Les marcheurs sont des hommes et des femmes qui partent, disponibles à l’occasion. J’aime d’ailleurs les définir comme des “artistes de l’occasion”. La marche est une mise en mouvement du corps qui permet de changer son horizon familier, en s’ouvrant à l’inédit, vers l’inconnu. La mise en mouvement du corps est forcément une mise en mouvement de la pensée.
Quand on est et reste chez soi, ou lorsqu’un groupe de scénaristes est réuni pour travailler ensemble dans une même pièce, nous sommes plutôt dans la rumination, on tourne en rond, parce que l’on est au sein d’un même endroit, fermé. L’ensemble des repères qui sont autour de soi relèvent d’une évidence imparable.
« En sortant de nos repères habituels, on remet forcément les idées en mouvement, chacun au sein du groupe »
De nouveaux horizons pour guérison
David Le Breton – En se levant, nous ne sommes alors plus dans l’humanité que je qualifierais d’assise mais l’humanité qui se remet debout et qui avance. En sortant de nos repères habituels, on remet forcément les idées en mouvement, chacun au sein du groupe. Nous ne sommes plus dans le même cadre qui est ce lieu clos et soudain, on s’ouvre au grand large, au “grand dehors”. Et c’est à ce moment précis, que surgissent les idées, sans être focalisé sur une idée bloquante.
On sort du scénario, de cette situation actuelle sur laquelle on bute, parfois pendant une heure ou plus. On réussit à trouver ce quelque chose d’intéressant, en sortant. On arrête alors de se poser les mêmes questions, en boucle. On s’est remis debout, on voit que le soleil est là ou que la pluie menace… On fait nos premiers pas, on voit la mer, on a changé de cadre, radicalement et sans y penser, on trouve les solutions.
Voilà, en quoi la marche est, pour moi, toujours une forme de guérison. Retrouver l’horizon est une manière de chercher ses propres intuitions, de renouveler sa pensée.
« Quand nous revoyons des films de John Ford ou autres, nous sommes dans un humanisme absolu, qui nous saisit »
L’histoire du cinéma et de la littérature comme remèdes
David Le Breton – Nous sommes beaucoup plus souvent dans l’enfermement, dans cette espèce d’entre soi que représente et compose notre chambre, notre bureau… Alors quelles sont donc les remèdes à la “guérison” pour celles & ceux qui initient et développent le récit au cinéma, dans la littérature ?
Il y a, tout d’abord, l’histoire. L’histoire du cinéma ainsi que celle de la littérature.
Quand nous revoyons des films de John Ford ou autres, nous sommes dans un humanisme absolu, qui nous saisit et qui nous donne certaines leçons. Ses films comme “La Prisonnière du désert” – qui est pour moi le plus beau film de ma cinéphilie – avec cette prodigieuse leçon sur la relance de la vie, de l’amour, de l’amitié, dans lequel on peut venir puiser.
La fiction pour prendre un recul sur le monde qui est le nôtre
David Le Breton – Il ne faut pas, non plus, être dans la complaisance.
On pourrait me dire que je suis pessimiste et que je devrais plutôt stimuler la narration d’histoires plus heureuses mais cela n’a pas de sens, ce serait un peu de la méthode Coué de se dire que tout va mal mais soyons tout de même heureux.
“La fiction qui se crée aujourd’hui – même si elle se veut remède – doit aborder de plein fouet toutes les souffrances et le mal de vivre d’aujourd’hui. Elle permet aux spectateurs l’analyse, la compréhension, la ré-appropriation, pour potentiellement changer quelque chose dans sa vie. Sinon, les fictions n’auraient que peu d’intérêt, si elles ne nous aident pas à vivre, à prendre un recul nécessaire sur le monde qui est le nôtre.”
– David Le Breton
« On peut aborder un sujet sensible sans avoir peur de pointer les ambivalences qui sont les nôtres aujourd’hui »
Ambivalence et non formatage
David Le Breton – Il y a aujourd’hui, un formatage hallucinant des scénarios et, notamment, avec les blockbusters américains qui ont envahi complètement le marché.
Si nous voulons avoir une réflexion sur le monde, à travers son ambivalence, sa complexité… il faut plutôt chercher du côté des cinéastes qui ont parfois beaucoup moins de moyens ou, a contrario, qui peuvent en avoir comme Clint Eastwood – qui est, pour moi, l’un des cinéastes aujourd’hui des ambivalences, de la complexité et de l’ambiguïté.
© Photos Brigitte Bouillot
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