Cartographier l’imaginaire

in English

— une conférence enregistrée aux Champs Libres (Rennes) en décembre 2023 dans le cadre de la série “Quels récits pour notre temps ?”, animée par Nicolás Buenaventura – auteur-réalisateur et conteur – et Yann Apperry – scénariste, dramaturge et romancier.

Les récits construisent des mondes complexes au sein desquels nous nous trouvons projetés. Dans les traces de la “théorie du rhizome”, l’imaginaire comme espace de co-élaboration, espace de foisonnement de possibles…
Avec Bohdan Piasecki – poète, scénariste polonais, Nancy Murzilli – philosophe et théoricienne de la littérature, Anne Querrien – sociologue et urbaniste et Manue Gaquère – professeure d’EPS

Extraits

Anne Querrien

« Comme le disait Deleuze : « Notre imaginaire est envahi de clichés, il faut s’en débarrasser pour créer. » La cartographie est une autre façon de voir le monde, de le suivre, de philosopher… »

Le récit : une histoire de flux.

Dans les enseignements de Guattari ou encore ceux de Lacan sont mis en lumière les flux de travail de création qui peuvent être fluides, qui “coulent” donc mais qui peuvent, très souvent se bloquer. Comme on le dit en français : on “sèche” — on sèche aux examens, sur son poème, sur ce que l’on écrit et donc on a des “antisèches” pour contrer ces blocages et, généralement, les antisèches ne sont pas tellement utiles puisque la problématique à prendre en compte est celle du flux, à retrouver.

Une cartographie de l’imaginaire dans le réel.

L’imaginaire doit être cadré, mis à sa place, en quelque sorte : il y a les flux du réel et, ce que l’on cartographie : ce sont des pratiques dans le réel couplées à l’imaginaire que l’on fabrique et qui correspondent, selon Guattari à des territoires existentiels. Hors, si nous restons coincés dans ces territoires existentiels, on ne donne naissance qu’à trop peu de récits ou alors des récits peu nourris, répétitifs que Guattari nommaient : des ritournelles.

La réalité pour nourrir l’imaginaire.

Si on repart des flux : le flux de la réalité peut amener à dépasser ces ritournelles et atteindre ce que Lacan nommait le symbolique et ce que Guattari appelait, de son côté : les univers incorporels que sont la musique, les mathématiques, la philosophie et toutes les productions collectives humaines, les productions collectives abstraites. Guattari se distingue de Lacan, explicitant que, tout ce qui relève de la production, s’appuie sur des technologies différentes et successives, à travers des systèmes-machines qui ne sont pas seulement technologiques mais mécaniques : faites de métal et également physiques et sociales, produites par l’humanité au fil du temps, que l’on hérite toutes et tous. 

C’est un résumé rapide mais il est nécessaire de donner un cadre à l’imaginaire, car je me méfie des récits qui se situent exclusivement dans l’imaginaire. Comme le disait si bien Deleuze dans son livre sur la peinture, dans le cadre de sa conférence sur Francis Bacon : « Notre imaginaire est envahi de clichés, il faut s’en débarrasser pour créer. » Et ce n’est pas si simple.

L’héritage, composante essentielle du récit.

L’héritage est commun à plusieurs, à une famille, par exemple. J’ai quatre sœurs, nous avons donc le même héritage familial. Mais, il arrive souvent que des contournements se produisent en raison d’influences extérieures, qui ne sont pas de notre fait. Ce qui est dérangeant est de parler d’histoires comme si elles n’étaient qu’issues de notre propre invention. Hors, ces histoires se forgent collectivement entre nous et les événements extérieurs.

Projeter l’imaginaire sur la réalité.

Deligny, est né en 1913, son père a été tué à la guerre de 1914. Il a donc grandi sans père et est devenu éducateur auprès de jeunes délinquants puis auprès d’enfants autistes difficiles. Il a passé ses dernières années dans les Cévennes, avec un jeune garçon qui s’appelait Jean-Marie. Jean-Marie lui a été confié puisqu’il rendait tout le monde fou – en tournant continuellement en rond et en hurlant. Deligny l’a alors emmené dans les Cévennes pour vivre avec lui. La clinique psychiatrique de la Borde, pourtant très ouverte, qui avait admis le jeune homme à ses 8 ans à l’époque, refusait de le garder. Il part donc dans les Cévennes et est rejoint par un jeune homme qui s’appelait Jacquelin – qu’il avait rencontré près de Paris, dessinateur chez Hispano Suiza. Ils décident alors d’animer un lieu d’accueil d’enfants autistes, en étant éducateurs. Mais, Jacquelin n’arrivait pas à “gérer” Jean-Marie. Alors Deligny lui dit : « Écoute, tu dessines très bien, je te propose, tous les jours de dessiner des cartes de ses mouvements, ses mouvements réels : des cartes des mouvements de Jean-Marie, et à chaque fois qu’il tourne et crie, tu dessines un cercle sur la carte. » Au bout d’un moment, il y avait de moins en moins de cercles sur la carte. Et ce que Deligny m’indiqua, c’est que cette décroissance de cercles ne voulait pas dire que Jean-Marie avait arrêté de tourner mais que Jacquelin était moins irrité !

Alors ils ont mis en place, dans leur communauté, une méthode de cartographie des mouvements des jeunes et ils ont fait des découvertes intéressantes. Par exemple, les enfants autistes disparaissent, on ne sait pas où. Et les éducateurs s’inquiètent évidemment. Alors Jacquelin a suivi Jean-Marie pour faire ses cartes et ils ont compris que Jean-Marie se déplaçait en ellipses autour des zones de vie des adultes. Il y avait une relation objective et non imaginaire, entre lui et le groupe d’adultes qui s’occupaient de lui. Ils se sont aussi rendu compte que lorsque Jean-Marie faisait caca comme un chien par terre, il y avait toujours de l’eau en dessous. Il est devenu le sourcier de la communauté.

Par là, je veux dire que l’imaginaire diverge et se nourrit personnellement, en fonction de qui produit le récit. Soi, les autres. On projette sur la réalité ce que l’on imagine avec des coordonnées différentes. Ce qui explique que des élèves peuvent interpréter ce que les professeurs leur enseignent. Ce qui donne des résultats parfois très surprenants !

Cartographier pour débloquer le récit.

Ce que permet une cartographie  est de débloquer les personnages, en évitant la confusion. Le travail de cartographie pourrait consister, par exemple, à mettre en place le “territoire familial” du personnage sur deux, trois, quatre, cinq générations avec les différents personnages, leurs différents points de vue et leurs différents cadres matériels, dans lesquels ils vivaient.

Déployer les mondes personnels du récit collectif.

Quand j’avais 2 ans, je vivais à Guingamp. Les toilettes étaient au fond du jardin, pas du tout comme les toilettes d’ici. Cette expérience personnelle et c’est le cas pour chaque expérience vécue vous forge différemment de quelqu’un qui ne l’a pas vécue. Cet exemple trivial est beaucoup utilisé dans les romans russes. La cartographie est inhérente au déploiement personnel d’un monde à travers, ce que Guattari appelait – il l’utilisait dans Kafka de Deleuze et de Guattari – des agencements d’énoncés collectifs. Cela signifie que ce qui est articulé dans le récit est une situation collective, l’auteur n’est pas seul, il est juste le scribe d’une situation qui peut faire naître des divergences de points de vue.

La cartographie dans le récit, pour aller au-delà des idées reçues.

La littérature mineure part de l’hypothèse que tout le monde ne parle pas la même langue. Les gens échangent entre eux dans leurs langues et peuvent échanger les uns avec les autres, à travers le travail du cartographe, du scénariste ou du poète ou de quiconque, qui va passer au crible tout cela et en tirer quelque chose.

L’ensemble du travail de Deligny est inhérent à cette question d’appropriation du langage. Le petit Jean-Marie et les autres enfants que Deligny a aidés vivent en dehors du langage. Pour Lacan et les psychologues de son entourage, dans la pensée dominante — l’être humain est caractérisé par le langage. Donc tout ce qui est en dehors du langage serait du domaine animal. Il y avait une hypothèse philosophique opposée qui concevait l’absence d’utilisation du langage par l’humain. En vivant ensemble, se façonne le langage humain. En utilisant la cartographie, la représentation inhérente contrecarre – comme je l’ai mentionné plus tôt – l’idée reçue que ces enfants étaient considérés comme des animaux, courant partout sans se rendre compte des adultes qui les entouraient. La cartographie prouve le contraire, elles apportent des preuves concrètes.

La cartographie est une expérience unique.

La cartographie n’est pas un ensemble de cartes IGN avec leurs catégories standardisées. Ce ne sont pas des modèles, il n’y a pas de modèles. C’est le suivi individuel, d’une personne à proximité. Et ce n’est pas reproductible. Il n’est pas question de reproduction. Chaque cartographie est une expérience unique. Tout comme une psychanalyse est unique pour chaque individu. Le gros problème de la psychanalyse – telle qu’elle est malheureusement pratiquée dans les universités – c’est d’avoir établi des modèles, à partir de constructions individuelles. La cartographie est une autre façon de voir le monde, de le suivre, de philosopher…

Nancy Murzilli

« Comme dans les pratiques divinatoires, les fictions sont agentives puisqu’elles ont la capacité à réorganiser le visible, à révéler l’invisible. Quel monde préfigure notre conception de ce que l’on entend par fiction ? »

L’agentivité de la fiction.

Je m’intéresse à ce que j’ai appelé les fictions ordinaires et à leur nature performative. En prenant en considération la performativité de la fiction, nous devons ensuite considérer son agentivité – sa capacité d’agir sur les autres et, également son potentiel politique, voire subversif. Comme dans les pratiques divinatoires, les fictions sont agentives puisqu’elles ont la capacité à réorganiser le visible, à révéler l’invisible. La fiction ne se limite plus, alors, aux sphères de la production artistique et des jeux d’accessoires  Elle n’est plus un modèle mimétique qui reflèterait nos vies mais un véritable système que nous utilisons toutes & tous dans la vie quotidienne et auquel ces pratiques artistiques nous préparent.

Oser la fiction pour transformer l’existant.

On peut penser que les fictions sont illusoires, qu’elles peuvent même, parfois, nous manipuler. Je pense qu’il y a une autre approche, un remède à cette illusion : oser la fiction, en l’assumant comme telle, en lui permettant de transformer les états existants.

Par exemple, jusqu’à mes quasi 30 ans, je croyais que ma famille était originaire de Sicile : mon père me racontait que nos ancêtres étaient siciliens, avec la mafia… C’est une histoire qui devait lui plaire et, je me suis construite avec cet imaginaire. Jusqu’à ce que je découvre que nous venions, en effet, d’un petit village des Abruzzes en Italie.

Ma famille avait immigré simplement parce qu’elle était extrêmement pauvre. Ce n’était pas tout à fait la même aventure. Mais finalement, mes fondations se sont construites sur de la fiction, sur cette illusion.

La dimension politique de la fiction.

Et c’est là que je rejoins la proposition d’Anne : si la fiction a un effet sur nous, elle implique une forme de responsabilité. On peut s’interroger sur deux aspects. D’abord, quel monde préfigure notre conception de ce que l’on entend par fiction ? Car, je crois, cela engage la dimension politique de la fiction. Deuxièmement, la fiction est-elle toujours le meilleur moyen de changer le monde ? 

Les frontières floues entre réalité et récit.

On perçoit des choses de l’extérieur, vis-à-vis de situations que l’on ne comprend pas. On ne peut donc être objectifs. Mais cette fiction constitue une forme de réalité. Un enchevêtrement entre réalité et fiction. Et parfois, ce qui est en principe une fiction, peut devenir réalité, parce que l’on a compris.

Dans notre rapport à la mort, nous pouvons éviter la question de la croyance en la permanence des morts, ou non, simplement en nous concentrant sur ce qui est important pour nous. Et ce qui est important est peut-être de maintenir une communication avec eux d’une manière ou d’une autre. De maintenir un récit avec eux.

Bohdan Piasecki

« La poésie invite à la pluralité, ouvre à l’interprétation et invite à des réactions émotionnelles, que souvent nous ne pouvons pas exprimer verbalement. »

Les multiplicités du récit.

Je viens du monde de la poésie. J’écris des poèmes qui peuvent parfois être qualifiés de fiction et s’approchent même du récit. Dans la poésie, nous nous réfugions, souvent, dans cette idée que nous sommes un peu différents, que nous ne racontons pas d’histoires simples, que nous pouvons nous cacher derrière les multiplicités, que nous pouvons créer des systèmes qui confient la responsabilité de l’interprétation ou de la recherche du sens au lecteur. 

Questionner le récit à travers la notion de l’héritage.

Les poèmes sont des textes comme les autres. Je les questionne à travers la notion de l’héritage. Ce que j’essaie d’écrire actuellement – même si anecdotique pour l’instant -, c’est un recueil de poèmes liés à mon propre héritage, à mon histoire familiale.

Mon grand-père – que je n’ai jamais connu – est mort avant ma naissance, en Pologne, d’où je viens. Il était, avant la guerre, chef du mouvement fasciste polonais – le parti nationaliste d’extrême droite polonais, interdit par le gouvernement d’avant-guerre en Pologne. Puis, plus tard, mon grand-père a lutté contre les nazis – je passe les détails – et après la guerre, quand la Pologne est tombée sous l’influence de l’Union soviétique, il a cru qu’il était impossible de résister à cette influence. Et il a cherché le pouvoir politique en se positionnant comme une sorte d’intermédiaire entre le gouvernement stalinien, d’abord, puis avec ceux qui sont venus après : la droite polonaise, essentiellement l’Église catholique. Juste pour dire qu’il avait beaucoup d’ennemis.

Son fils aîné, dont j’ai pris le prénom, a été enlevé à l’âge de 15 ans à l’entrée de l’école et a été assassiné. Il a été retrouvé un an plus tard, poignardé à mort dans une cave. Je suis né en 1980, dans une Pologne en guerre. Mes parents m’ont envoyé à l’école en France. C’est pour cette raison que je parle français. Et j’ai grandi un peu coupé, éloigné de cette histoire.

Mais quand j’ai commencé l’université en Pologne, j’ai observé, quand j’indiquais mon nom : « Je suis Bohdan Piasecki » les professeurs m’indiquaient : c’est intéressant, il y a eu un Bohdan Piasecki. C’est une histoire bien connue en Pologne, parce que l’affaire criminelle n’a jamais été résolue. Les noms des meurtriers n’ont jamais été révélés, ils n’ont jamais été arrêtés. Quand je me suis rendu au cimetière, pour visiter la tombe familiale, j’ai entendu les gens déclamer, derrière moi, avec toutes leurs théories du complot : « Ah oui, c’est Piasecki, c’est son groupe qui a tué son fils. Il a fait semblant de tuer son fils, c’était de sa faute. » En plus de cela, si je vois une manifestation d’extrême droite en Pologne aujourd’hui, certains manifestants portent l’emblème de l’organisation de mon grand-père.

Pour être clair, je n’ai aucune affinité avec ses idées politiques. Mais c’est ma famille et c’est mon nom. Et je sais que si j’écris quelque chose sur ce sujet – qui n’a rien à voir avec ma poésie, les histoires que j’ai écrites en tant que poète – je serai lu à cause de qui je suis. Responsabilités et questionnements découlent de cet héritage.

La libération du récit partagé.

Ce que j’écris, c’est de la poésie. Les poèmes qui ne disent qu’une chose, qui ne racontent qu’une histoire ou qui proposent un simple argument politique, ne sont souvent pas de grands poèmes. Je ne revendique pas le droit d’être la boussole morale de qui que ce soit. Mais en même temps, est-ce notre rôle ? Devons-nous multiplier les significations ou nous intéresser à l’esthétique ? Comment utiliser cette technologie dont vous parliez, Anne – ce système poétique dont j’ai hérité – pour raconter une histoire qui a besoin d’être entendue ? En utilisant la poésie, qui n’est probablement pas la meilleure forme.

Il y a une forme de responsabilité dans le fait d’avoir une histoire qui doit être racontée et qui essaie d’exister. Pas nécessairement une responsabilité sociale, qui touche à une sorte d’arrogance, dans le fait que le monde attendrait de moi que je le répare avec mes poèmes ! Une histoire qui m’a été offerte ou un monde encore inconnu de toutes et tous et que je relate me confèrent une responsabilité vis-à-vis de l’extérieur que je peux comprendre. Il y a un poète et romancier chilien, qui s’appelle Alejandro Zambra, il parlait de ses poèmes et disait – je vais le paraphraser, je ne me souviens pas de la citation exacte : « Je ne sais pas si mes poèmes sont bons mais ils ont le droit de respirer. Il faut les faire vivre. Sont-ils bons ? Je n’en ai aucune idée. »

Je m’en tiens à ça.

La responsabilité de l’auteur.

Parce que si on parle de responsabilité, il y a tellement de récits entrelacés desquels je pourrais extraire une forme de responsabilité, qu’il est presque impossible de choisir.

Qui suis-je pour être responsable ? En tant que Polonais ? Je ne vis plus en Pologne depuis 17 ans. Je vis en Angleterre. En tant qu’immigré ? Il est vrai qu’il y a souvent des mouvements d’extrême droite parmi les immigrés. Il y a toujours un risque élevé de radicalisation chez les immigrés d’Europe de l’Est.

Une responsabilité en tant que poète ? Mais envers qui ? Je ressens une grande responsabilité envers l’histoire, envers les mots que je choisis pour la raconter. À une échelle micro et non macro, envers ceux dont je veux parler, envers ce garçon, ce Bohdan de 15 ans, qui est devenu un outil de propagande dans toutes les sphères politiques polonaises dont le nom refait surface tous les 2 ans mais seulement dans un contexte criminel. Peut-être qu’il peut devenir quelqu’un d’autre, une personne plus complexe, pas si unidimensionnelle. Je pense que c’est probablement l’une des forces de la poésie.

Le récit doit-il être définitif ?

Il y a un jeu auquel je joue parfois avec mes étudiants – j’enseigne l’écriture en Angleterre – je leur donne des blocs de texte, certains sont des extraits de romans, d’autres sont des extraits de poèmes, je les reformate en paragraphes et je leur demande d’identifier lesquels sont des extraits de romans ou de textes universitaires et lesquels sont des poèmes. Ils ont toujours raison. Quand je demande : « Comment l’avez-vous identifié ? »La prose a un but, elle vise à communiquer quelque chose, soit une histoire, soit une information. La poésie, elle, invite à la pluralité, est ouverte à l’interprétation et invite à des réactions émotionnelles, que souvent nous ne pouvons pas exprimer verbalement. La poésie est moins définitive. Peut-être devrions-nous toutes et tous nous diriger dans cette direction.

Le choix complexe des mots pour ressentir le récit.

On disait tout à l’heure que les gens ne parlent pas la même langue et on présente ce constat comme un problème. On imagine une langue idéale partagée par tous. Cela n’arrivera jamais. Et en tant que traducteur, je pense que la solution n’est pas de viser une langue unique partagée par tous, mais de trouver de la valeur dans la multiplicité des langues.

Avec des mots, je crois que nous pouvons créer des espaces plus libres en laissant les mots “rouler par terre”. Exiger des mots plus que d’ordinaire. Et découvrir que leurs définitions peuvent varier. Il n’y a rien de nouveau dans ce que je dis, mais peut-être que pour les enfants, et même pour nous, nous développons des habitudes et elles nous rendent paresseux avec les mots, avec le langage. C’est ce que fait la poésie, elle exige vis-à-vis du mot.

Dans l’écriture d’un scénario, se crée une interaction entre les mots et les images. Par exemple, ce que je fais souvent avec les élèves : on peut commencer par enlever les premiers mots naturels. Si tu écris sur la joie, tu composes une longue liste de mots… Tout ce qui te fait penser à la joie, tu établis cette liste et tu la ranges. Maintenant, tu dois écrire sur la joie mais tous ces mots ne sont pas autorisés. Il faut en trouver d’autres.

Vivant en Angleterre, avec l’anglais comme langue dominante qui ne laisse pas beaucoup de place aux autres, j’ai écrit plusieurs poèmes en polonais pour les Anglais. Ils sont censés être entendus, pas nécessairement compris, selon la façon dont un dictionnaire pourrait le définir. Plus ressentis, je suppose. Comme la musique ou la danse.

Le contrôle du corps par le récit.

Comme le dit Anne, la cartographie consiste à trouver des alliances transversales dans le récit avec d’autres domaines, disciplines, écosystèmes.

Je trouve notamment que nous avons tendance à séparer la danse de l’écriture. Dans mon travail, j’écris beaucoup pour la voix, pour la performance en direct. La poésie est physique. Je suis là, dans le présent. Mon corps est présent. Ce ne sont pas seulement des mots sur une page. Même pour la poésie, nous lisons un livre.

Robert Pinsky est critique de poésie américain. Il a écrit un livre très court mais très intéressant sur les sons dans la poésie. Dans l’introduction, il explique que pour lui, la poésie est une danse, lire un poème que quelqu’un d’autre a écrit remue la colonne d’air, active les articulateurs. Le poème prend, alors, le contrôle de votre corps. La différence est que vous ne regardez pas un danseur professionnel, ce sont des amateurs qui exécutent la danse du poème. C’est aussi intéressant parce qu’il avait une approche très démocratique de la poésie que j’apprécie beaucoup.

Manue Gaquère

« Inventer un monde nouveau, collectivement, utiliser le corps pour le raconter, se surprendre. »

Nourrir le récit, par l’inconnu. 

Avant de venir, j’ai réfléchi à l’association entre la cartographie et l’imaginaire et, je me suis dit, en fait, que je n’aurais jamais pensé à les associer.

La cartographie, quand j’y réfléchissais par rapport à mes jeunes élèves, je la pensais comme au déploiement de notre histoire personnelle à un moment donné. Alors, qu’est-ce que cela signifie pour un enfant de 11 ans, de cartographier sa vie jusqu’à sa 11ème année, avec tout ce qu’il a reçu de ses parents, des enfants avec lesquels il a grandi, de ses professeurs. Je me suis donc demandé ce que l’imaginaire associé à la cartographie, pour un enfant de 11 ans, pouvait signifier. Et, en ce qui concerne l’imaginaire, je pense parfois qu’il n’y a plus beaucoup de place en termes d’imaginaire pour les enfants. C’est cet espace d’imaginaire que j’essaie d’offrir dans ma pratique du sport et, notamment à travers la danse.

Je souhaiterais citer une pièce de théâtre qui s’appelle “Je danse parce que je me méfie des mots ». Peut-on raconter des histoires, créer des récits avec d’autres éléments que des mots ? Ma réponse est oui, bien sûr ! Dans l’idée de la cartographie, ce qui m’intéresse avec les plus jeunes enfants qui n’ont pas beaucoup d’expérience de vie : c’est justement la découverte de territoires inconnus. De mon point de vue, il s’agit de savoir comment, en tant qu’enseignante, je mets en place les conditions qui vont permettre à ces enfants de s’exprimer, que ce soit par leur corps ou par la parole. Que puis-je faire ? Quel protocole, quel processus créatif puis-je mettre en œuvre avec ces enfants pour leur permettre de découvrir ces territoires et d’apprendre sur eux-mêmes peut-être ?

Inventer un monde nouveau, collectivement.

Je peux prendre un exercice très récent. J’essaie de travailler en interdisciplinarité à partir d’expériences qu’ils ont vécues ailleurs, pas avec moi. Les enfants sont allés à un festival de contes – le “Festival Grande Marée” qui a lieu à Brest. Et ils ont vu un spectacle qui s’appelle “Le piment des squelettes”. Et donc, j’ai commencé mon cycle de danse et j’ai débuté mon cours, l’autre jour, en racontant une histoire avec des mots, une histoire que j’ai initiée puis ils ont continué. Ils ont inventé tout un monde nouveau, en se relayant pour la raconter. 

Traduire le récit, par le corps.

Lors du prochain cours, je leur demanderai d’utiliser le corps pour raconter l’histoire qu’ils ont créée collectivement. Ce sera un exercice de traduction du récit d’une histoire en un geste chorégraphique. On va faire des allers-retours en utilisant l’écriture, le dessin. J’essaie de combiner différentes activités. Je perçois d’ores et déjà de la joie. C’est magique de les voir se surprendre eux-mêmes, de voir comment ils réagissent à quelque chose proposé par quelqu’un d’autre. Ils parviennent à produire des résultats dont ils ne se croyaient pas capables.

Se libérer des mots pour permettre l’horizontalité.

Je me questionne beaucoup sur ma position auprès des enfants, quand je suis avec eux.

La verticalité que l’on retrouve parfois dans l’enseignement. J’essaie de faire pencher la balance vers quelque chose de plus horizontal qui les aide à se libérer comme se rouler par terre, tous ensemble. Mettre en œuvre des contraintes créatives qui vont leur permettre de découvrir d’autres choses.

Dans les classes, coexistent des enfants plus éloignés du langage verbal et des enfants, au contraire, très dans le langage, parfois trop verbaux et qui empêchent les autres de s’exprimer. Quand on a une classe de 30 élèves, on doit gérer toutes ces différences. Et je trouve que, parfois, utiliser le langage corporel, se libérer des mots permet de replacer tout le monde sur un pied d’égalité.

© Photos Brigitte Bouillot