En quoi les récits peuvent-ils changer la vie des êtres ?

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— une conférence enregistrée aux Champs Libres (Rennes) en décembre 2023 dans le cadre de la série “Quels récits pour notre temps ?”, animée par Nicolás Buenaventura – auteur-réalisateur et conteur – et Yann Apperry – scénariste, dramaturge et romancier.

Comment agissent les fictions dans nos vies, à quelles fictions pouvons-nous nous tenir ? Comment les récits peuvent guider nos pas, imprégner nos corps ?
Avec Aurélie Valat – scénariste (France/Grèce), Nancy Murzilli – philosophe et théoricienne de la littérature (France) et David Le Breton – anthropologue et sociologue (France) ainsi qu’Hubert Allignol – Chef du service des atteintes au personnes, Hôtel de police de Rennes et Valérie Le Dorven – chef de la brigade des mineurs, Hôtel de police de Rennes

Nancy Murzilli

Un récit (en) commun
Au-delà de la fiction artistique, depuis quelque temps, je m’intéresse à toutes ces manières de produire de la fiction qui nourrissent le réel et qui le transforment — ce que j’appelle nos fictions ordinaires. Ces fictions que l’on produit au quotidien, constamment, pour projeter notre avenir, pour expérimenter — qu’il s’agisse du jeu avec les enfants, notre manière de parler à nos morts, à nos amis imaginaires, d’aller consulter une cartomancienne qui va nous tirer le tarot.

Ré-encapaciter notre création collective à produire des récits.
Mon idée est de ré-encapaciter une faculté que nous partageons toutes & tous qui est celle de produire des récits et qui n’est pas le privilège des artistes. Se fonder sur cette capacité critique commune et faire confiance aux spectateurs-lecteurs, pour poursuivre le travail initial.

Une co-construction et co-responsabilité du récit.
Entrer réellement en conversation entre celle et celui qui produit et le spectateur/lecteur qui reçoit, avec son imaginaire.

Reformuler pour un récit inédit.
Quand on part de l’échange avec un cartomancien, un tarologue : on vient avec une question que l’on reformule et on tire les cartes au hasard. Et là, un récit qui raconte quelque chose de nous, commence à se construire – avec cet intermédiaire que sont les cartes et qui sont agencées de façon aléatoire puisque tirées au hasard, elles construisent un nouveau récit. Qui peut être aussi bien celui du passé, celui du présent ou celui du futur. Un récit qui possède une véritable dramaturgie avec une réelle tension. 

Le récit prédictif et divinatoire.
La tension dramaturgique est transformatrice de nos vies. Depuis les fictions artistiques, depuis un film ou un livre, nous établissons des connexions avec notre propre expérience. Ce qui peut être qualifié de caractère prédictif et divinatoire des fictions.
La fiction agit mais nous ne pouvons pas anticiper comment. Parce qu’elle nous échappe, à partir du moment où on la livre. Les spectateurs/lecteurs vont alors s’en emparer – personnellement -, en poursuivant cette fiction qu’ils adaptent à leur propre vie.

La responsabilité du récit.
La responsabilité que tout scénariste/auteur a est de savoir que la fiction va leur échapper puisqu’elle va être partagée. Le scénariste/l’auteur n’en est alors pas maître. Elle/il n’ a pas la capacité de tirer toutes les ficelles mais de tisser le point de départ d’un récit qui va se poursuivre et qui va se construire, hors de lui/d’elle.

Le récit comme une succession de prises de risques.
Écrire est une prise de risque constante, encore plus quand on publie un livre ou quand on réalise un film : être confronté au risque de l’absence du spectateur-lecteur, du soutien du producteur-de l’éditeur.
Nous sommes toujours sur le fil du rasoir en tant qu’auteurs. Et en tant qu’humains, dans nos vies quotidiennes : tout choix est une prise de risque. Décider de faire ses études à Rennes ou à Nantes, c’est, en quelque sorte, changé complètement son existence puisque l’on y fera peut-être une rencontre amoureuse, amicale, professionnelle.

La déposition du récit.
On vient déposer des récits, on les dépose en nous et nous nous chargeons de ces récits. Un récit déposé existe aussi par lui-même et il vient se déposer – entre nous -, en constituant une base de construction d’autre chose, d’une autre histoire.

David Le Breton

La fin des grands récits ?
Notre époque correspond à la fin des grands récits dans nos sociétés contemporaines occidentales.
Les grands récits étaient les récits religieux, également les récits politiques sur des lendemains meilleurs ou encore les récits inhérents aux cultures de classe, régionales…  qui alimentaient une compréhension des rapports au monde.

Récits & réalité(s)
La fiction ne s’oppose absolument pas au réel. Nos récits viennent enchevêtrer le réel et lui donner une puissance, du sens, des valeurs. Ils nous permettent de communiquer les uns et les autres.

Le récit pour mettre du sens à sa vie.
Ordonner les épisodes parfois un peu confus de nos existences pour inscrire des lignes d’orientation qui ont été à l’œuvre dans les évolutions de la personne que nous sommes.

Le récit pour nourrir notre rapport au monde.
On ne cesse de s’interroger, sans fin, sur le monde. Or, nos sociétés – à partir des années 90 – ont connu une sorte de repli individualiste de plus en plus grand. On pourrait d’ailleurs parler aujourd’hui d’un hyper individualisme avec une prolifération inouïe des récits, des petits récits qui n’ont généralement de valeur que strictement pour soi, déployés sur des réseaux sociaux qui créent de moins en moins de lien social.

Le récit pour donner le goût de vivre.
Donner le goût de vivre quand on saisit justement l’ordre de son cheminement personnel. Quand à l’inverse, on a du mal à établir de la cohérence dans sa vie, nous sommes beaucoup moins dans ce goût de vivre et donc davantage en porte-à-faux avec le monde.

Multitude.
Des univers de la fiction à l’anthropologie, le récit nous dote d’une multiplication des possibilités de vivre. Une multiplication des versions possibles de soi.
Se multiplier, parce que l’on a tous, évidemment, le sentiment d’être enfermé en soi, dans un univers trop limité et avec cette tentation de l’ailleurs, de l’extrême ailleurs, même.

Tout est fiction.
En tant qu’anthropologue, je suis un anti-bourdieusien absolu. Il n’y a pas d’objectivité du monde, il n’y a que des interprétations du monde qui nous entourent. Donc d’innombrables points de vue qui s’échangent. Toute l’histoire de la littérature réside justement en l’histoire de ces points de vue sur le monde, cette problématisation du monde qui démontre que, finalement, il n’y a aucune unité.

Le récit, un feuilletage de nous.
Tout mot, toute image est un test projectif. On ne peut prétendre contrôler l’image, le paragraphe dans le texte : on se risque obligatoirement à une interprétation, à un jugement de valeur de l’autre. C’est justement le risque de notre métier d’auteur, sous quelque forme que ce soit.
Nous ne sommes absolument pas les mêmes personnes ici que, tout-à-l’heure – dans un train ou dans un restaurant. Il y a un feuilletage, en nous, d’innombrables personnes et nous les mobilisons quand nous écrivons des fictions ou en sciences sociales ou encore en psychologie.
Il y a autant de moi qu’il y a finalement de situations dans lesquelles nous sommes plongées.

Écrire un récit pour construire une expérience.
Dérouler un récit pour vivre une expérience.
Le récit pour sortir de soi, pour exister.

Quand on écrit, on a des milliers de situations qui se présentent à soi. Notre travail d’écriture est de la mise en intrigue, en répondant à la question : comment traiter tel matériau pour qu’il devienne une fibre narrative qui puisse faire résonance en moi et au lecteur-spectateur.
Nous ne sommes pas – en tant que scénaristes-auteurs – directrices et directeurs de conscience pour potentiellement dire ce que l’autre doit faire mais bien de déclencher un recul, le ”pas de côté” qui permet d’interroger notre propre existence. 
Par exemple, notre rapport au sourire, au visage, au silence…  comme un écho, une résonance et non une direction. Le désir de l’expérience prévaut pour aller au-delà et toucher : affectivité & tactilité.
Une fiction qui ouvre pour une expérience autre.

« Je est un autre » Arthur Rimbaud 

Nous construisons d’innombrables fictions sur nos vies et nous sommes affamés des fictions des autres pour savoir où l’on est finalement dans cet univers infini des personnes que nous avons été, que nous sommes, que nous aurions pu être…

Un récit comme un enchevêtrement fictionnel et personnel.
On s’approprie toujours les récits des cinéastes, des écrivains… Nous sommes constitués de toutes ces fictions qui composent notre pensée sur le monde, nos valeurs. 
J’ai l’impression que ma vie est faite de cet enchevêtrement, sans fin, des milliers de films que j’ai vus, des livres que j’ai lus. Je vis des séquences de ma vie en me surprenant car constatant que je suis souvent à la lisière d’un film de Fellini ou de Godard ou de John Ford. Des ricochets de la vie quotidienne vers des formes de fiction.

Réordonnancer notre fiction personnelle.
La psychothérapie est une manière de réécrire son histoire avec l’aide d’un thérapeute qui nous demande de mieux comprendre telle séquence passée, de notre enfance par exemple. Idem pour l’enseignement. En permanence : on transmet des cadres, on donne des orientations, non seulement en suscitant des désirs de lecture de la part de nos étudiant·e·s et également en les faisant rêver, sans doute, en leur racontant des histoires, des anecdotes, des moments où tel·le chercheur·e a eu l’idée de tel ou tel concept. 

Le récit pour se projeter.
Transmettre des récits aux étudiant·e·s, par exemple pour leur permettre de se projeter et ainsi stimuler une vibration dans leur vie personnelle et futur professionnel : que le récit partagé leur fasse écho, résonne et cela peut complètement changer une vie, leur vie.

L’écriture comme une re-mise au monde.
Je pense qu’il y a, dans nos écritures, une capacité de re-mise au monde. Personnellement, c’est ce qui sous tend et nourrit mon rapport à l’écriture. Adolescente, l’écriture était mon accroche au monde, d’une certaine manière et mon balancier pour avancer sur cette espèce de fil du rasoir qu’est l’adolescence dont j’avais l’impression qu’il n’en finissait pas. J’ai trouvé un jour une phrase de Elias Canetti qui me correspondait merveilleusement. Il écrivait : “au bord de l’abîme, il se cramponne à ses crayons”. Voilà donc le récit : la fiction que l’on élabore sur soi est aussi une manière de sauvegarde personnelle. Une fiction qui peut prendre des formes très différentes d’un moment à l’autre de nos vies. Avec plus ou moins un degré d’urgence, avec toujours la même nécessité intérieure d’écrire.

Le récit dans un désir de ricochets.
Même si l’autre n’est pas là au moment où l’on écrit, on l’a constamment à l’esprit, dans un désir de ricochets et dont il se fait aussi le relais. 
Évoquer le divinatoire m’amène à évoquer un pouvoir commun en co-construisant. 

Écrire, c’est se mettre en chemin.
Le rapport au matériau de notre récit est un rapport d’interrogation.
Prenons l’exemple d’une rue dans laquelle nous passons et qui provoque une certaine résonance. S’installe un lien avec le semi-inconnu avec ce matériau : de ce que je vais engendrer avec lui, de ce qu’il va m’apporter en me guidant. 
Écrire est, en quelque sorte, se mettre en chemin. Par le processus d’interrogation, on fait alors « marcher » le récit que l’interroge comme un corps, à travers un triple prisme comme des pôles : l’intention, l’attention et la tension. Se mettre en mouvement pour mettre en jeu le récit – son objet et son destinataire – en l’interrogeant, pour épouser complètement la fiction puisqu’il n’existe pas une seule vérité.

Le récit pour provoquer l’imprévisible.
La question du déplacement est centrale : comment déplacer, comment modifier nos schémas mentaux, comment surprendre, comment introduire de l’imprévisible ?
La surprise est absolument fondamentale : elle permet l’ouverture à des émotions inédites en nous.

Le récit comme une méditation.
L’intérêt de la fiction est une méditation sur un réel qui nous est, de toute façon, à jamais inaccessible, sauf évidemment en matière d’enquêtes de police, par exemple.
La responsabilité dans le récit nous oblige. On ne peut pas raconter n’importe quoi en pensant que de toute façon : tout est une question de point de vue. Il faut un minimum de consensus quand on interprète le monde, sinon nous nous exposons à des polémiques, à des conflits.
Ce qui fait la richesse de nos vies quotidiennes est que nous n’avons jamais terminé d’interpréter un événement du monde et donc de construire des fictions inhérentes qui libèrent une certaine énergie pour que le récit se dépose auprès du spectateur-lecteur et permettent de converser.

« On compose notre récit personnel comme un enchevêtrement fictionnel. On s’approprie toujours les récits des cinéastes, des écrivains… Nous sommes constitués de toutes ces fictions qui composent notre pensée sur le monde, nos valeurs. Des ricochets de la vie quotidienne vers des formes de fiction. »  
Aurélie Valat – scénariste (France/Grèce)

Hubert Allignol & Valérie Le Dorven

La responsabilité partagée du récit.
Le récit, nous le recevons au quotidien : avec la parole de la victime, celle de l’auteur des faits, celle des témoins que l’on se doit de recevoir le plus fidèlement possible. 
La complexité est d’arriver à donner confiance à la personne qui se confie à nous pour pouvoir relater ce qu’elle a vécu — qui n’est pas forcément la réalité mais ce qu’elle a perçu.
Nous sommes, à la fois acteurs, spectateurs et écrivains et nous nous devons – tout en libérant la parole – de ne pas orienter la personne qui va devoir nous livrer son récit. 
La responsabilité est partagée entre nous, qui recevons la parole et la personne, qui vient déclarer et qui n’est pas forcément prête à parler et surtout, à tout dire. La mise en confiance est alors primordiale.

Un récit pour structurer, ne pas influencer.
Nous sommes plusieurs enquêteurs avec un « passage de relais » pour notamment renouveler cette fabrique du lien, si celui-ci ne s’initie pas. 
Nous sommes formés et outillés notamment pour la parole de l’enfant : une salle d’audition appelée Mélanie leur est dédiée et nous suivons un protocole d’audition particulier : le protocole NICHD issu du Québec. La salle Mélanie nous permet de recentrer l’enfant sur sa parole, sur son récit, sans la perturbation constante inhérente à la vie quotidienne de l’hôtel de police. Le protocole NICHD est une entrevue structurée qui définit à la fois les différentes activités et étapes à réaliser avec l’enfant ainsi que les questions à poser, tout en laissant une part d’initiative à l’enquêteur pourvu qu’il soit formé. Nous l’utilisons notamment pour aider à re-formuler, ne pas influencer pour ne pas suggérer justement. Les répercussions de potentielles suggestions au sein d’un récit – qui sera donc en finalité différent – sont gravissimes avec des conséquences qui peuvent être des peines d’emprisonnement pour les personnes mise en cause.

Un récit personnel, à protéger.
Pour installer une mise en confiance – on opère une distance à travers la retenue jusqu’à la retenue de l’émotion, tout en faisant preuve d’empathie, avec l’enfant et le protocole nous aide. Le protocole nous amène également à demander de nous parler de lui, nous permettant d’évaluer son niveau de vocabulaire, sa manière de formuler pour s’exercer progressivement à le comprendre. Son récit inhérent à son parcours de vie, ses passions pour arriver au pourquoi nous l’auditionnons. On va alors segmenter le temps pour un partage des faits du début à la fin. La temporalité précise nous aide à revenir et à stimuler le partage d’un maximum de détails. 
Trouver le bon moment, le bon endroit.
Les mots de l’enfant lui appartiennent. 
Nous nous devons d’être capable de les recevoir et de les « déposer », en les consignant scrupuleusement et maîtrisant leur réception : sans s’effondrer ou encore être choqué.

Au-delà de la mise en confiance, la mise à distance.
Ne pas nous laisser envahir, être et rester solide fait partie de notre quotidien d’accompagnateurs. 
Nous pouvons être suivis psychologiquement face à, parfois, cette livraison de l’insoutenable, à toute cette souffrance, souvent, en amont ou à partir du passage à l’acte, jusqu’au jugement. Une étape importante où l’émotion revient, une fois le récit consigné. Ce qui est traité, très souvent, par la cinématographie américaine avec une police souvent écœurée par des remises en liberté de criminels pour vices de formes,  par exemple. Les cas sont moins nombreux en France, même s’ils existent.

Déposer le récit pour libérer les corps.
Le dépôt du récit pour les victimes et les auteurs des faits agit sur les êtres. On indique qu’ils repartent, en quelque sorte, allégés. Le récit les a fait revivre ce qu’ils ont vécu, douloureusement et, jamais, ils n’ont transmis avec autant de détails et, jamais, ils ne se livreront plus à ce niveau et en ce contexte. 
Déposer le récit et ne plus repartir avec.

Des corps habités par le récit.
Le récit permet d’être pris en considération par la société et par la justice en tant que victime, être reconnue pour activer une réparation et une modification s’opère alors au sein même du corps comme si un autre corps se déployait. Se reconstruire.
Nous mêmes, en intégrant la brigade des mineurs, notre corps change – non pas d’un point de vue visuel mais intérieurement : nos corps se chargent de « quelque chose » qui nous marque « au fer rouge ».

La violence du récit représentée ou suggérée.
À l’écran, dans les livres, se pose la question de la représentation de cet insoutenable, des traumas, des violences, sans un recours forcément aux images hyper-archi-violentes avec un partage dans les moindres détails. Nous pensons que la majorité des individus qui composent la société ne sont pas prêts à recevoir ces images du réel. Le polar les réunit à sa manière – comme dans les livres de James Ellroy où notamment les scènes d’horreur sont décrites avec une précision aiguisée, que l’on aurait beaucoup de mal à retrouver au cinéma, par exemple ou au théâtre.
L’écrit dissipe quelque peu la virulence du réel puisque l’on peut potentiellement s’imaginer autre chose visuellement avec les mots. Ce qui est très complexe avec les images qui figent. Se pose la question de l’utilité de de toute cette violence omniprésente à l’écran.