Roberto Beneduce, ethnopsychiatre et anthropologue (Italie) qui a contribué à la table ronde 02 : “Des récits pour soigner ?“
Roberto Beneduce, psychiatre et anthropologue, est professeur d’Anthropologie Médicale au Département de Cultures, Politique et Sociétés (Université de Turin) & Directeur du Centre Frantz Fanon, qu’il a fondé en 1996 dans le but de construire une ethnopsychiatrie critique.
Son travail clinique et ses recherches ethnographiques concernent la condition des immigrés et des réfugiés ainsi que la prise en charge des victimes de torture, l’anthropologie de la violence sociale et politique en Afrique sub-saharienne (Cameroun, Mali, République démocratique du Congo), les changements des savoirs thérapeutiques locaux (églises de la guérison).
— un entretien réalisé par Vassili Silovic, auteur et réalisateur de films documentaires, et enregistré aux Champs Libres (Rennes) dans le cadre de la série “Quels récits pour notre temps ?”.
Roberto Beneduce
« Combattre avec le récit l’indifférence »
Raconter pour lutter.
Aujourd’hui pour être reconnu comme des demandeurs d’asile ayant droit à la protection internationale internationale : il existe une véritable lutte de vérités. Il faut lutter, pour être reconnues comme des personnes sincères qui expriment la vérité et qui n’inventent rien.
Questionner le récit.
Face aux migrants, aux demandeurs d’asile : nous nous reconnaissons ignorants, nous ne connaissons presque rien de leurs trajectoires humaines, politiques, religieuses. Nous, en tant que travailleurs sociaux et cliniciens, nous connaissons, a minima, à partir d’ici, quelque chose du pays d’origine. Peut-être, quelques mots de leur langue, rien de leur histoire. Le soupçon consistant à penser qu’ils ne disent pas la vérité est le reflet de notre anxiété épistémique. Face à cette zone grise, la première réaction est notamment, ce soupçon.
Croire le récit.
À mesure que l’on recueille leurs récits personnels, leurs mémoires se transmettent dans une quasi totale opacité, avec souvent le temps qui a fait son chemin et donc dans le passé. Marginalisés, ils ne sont pas crus. Une situation que l’on retrouve à travers les colonies. Au sein de l’anthropologie de l’époque coloniale, il est souvent souligné qu’il est difficile d’avoir des rapports de confiance, directs. L’État nation bâtit des systèmes de vérité de reconnaissance de l’individu d’un point de vue définition bureaucratique.
L’opacité du récit.
Quand cette bureaucratie traite et avance sur les dossiers, sont mis en lumière des faiblesses dans le récit qui peuvent hâter les processus. Abdelmalek Sayad (sociologue 1933-1998) indiquait la nécessité de retrouver l’opacité du discours authentique, le vrai qui est intrinsèquement, toujours en partie, opaque.
On veut généralement « tout » savoir précisément, « tout » voir, clairement.
Confronter la cohérence du récit.
Les migrants qui arrivent en Europe connaissent très bien cette épreuve de l’examen de la vérité. Ils se préparent à cette confrontation, au-sein d’un système à exprimer et narrer leurs vérités, selon « nos » critères de crédibilité.
L’histoire doit alors être qualifiée de cohérente. Elle doit intégrer une certaine succession de « bonnes » raisons pour quitter le pays : des expériences traumatiques qu’il faut, alors, démontrer après, la fuite et selon une succession linéaire — que comme on peut l’imaginer n’existe pas dans la vie réelle. Le choix de quitter son pays est un choix complexe. Si seulement, nous considérons – en pleine conscience – les risques d’atteinte à sa propre vie : nous pouvons concevoir que dans l’ensemble des choix et ceux qui les précèdent : les variables sont nombreuses.
Notre définition de la cohérence du récit est un acte de violence. Même au sein du protocole d’Istanbul – pensé pour les victimes de torture – une phrase stipule qu’il y a le risque d’embellissement des histoires pour les rendre plus intéressantes, plus cohérentes.
Le récit imposé d’une vérité contrainte.
Comment avons-nous la capacité de qualifier le récit de ces personnes qui cherchent, de quelque manière que ce soit, à trouver un lieu-refuge pour vivre ou survivre ? Le mensonge est présent dans nos sociétés, à travers même nos différentes politiques gouvernementales nationales d’accueil avec des choix humains dictés par les enjeux économiques.
Ces mensonges nourrissent et deviennent arguments des discours de défense des intérêts nationaux dans des situations internationales parfois tragiques et qui viennent autoriser des agissements terribles. La souveraineté de ces pays est alors effacée et alors, face à ces mensonges : les « petits mensonges » des migrants n’ont aucun poids.
Nos gouvernements – plus que les demandeurs d’asile sont de vrais scénaristes ! Il nous faut nommer différemment mensonges et mensonges donc. Nous avons d’ailleurs érigé une division entre les immigrés économiques et les immigrés politiques. Pour nos sociétés, la misère est un tout autre registre que la violence en tant que telle. Il existe une grande hypocrisie de notre système capitaliste néolibéral – qui ne souhaite pas reconnaître que l’économie est le lieu pourvoyeur des violences et que la misère est la première source de souffrances. Échapper à cette violence est un droit.
Le fait de distinguer les profils de migrants a poussé ceux-ci à composer un récit, en fonction des critères et de passer d’immigrés économiques à politiques. La misère économique entraîne un non accès à la nourriture, aux soins, à l’éducation. Cette division est ridicule.
Dans ce contexte, il y aura toujours une personne qui aura bien le droit de mentir pour être cohérente et en phase avec « nos » critères. Dans la presque totalité des cas, les histoires sont vraies. On y reconnaît la souffrance. Il est difficile de mentir sur sa propre souffrance. Les personnes qui s’écroulent, sont hantées par les images des morts, de leurs disparus.
La banalisation du récit, par son contexte.
J’entends des centaines d’histoires où des personnes se disent confrontées à de la sorcellerie, victimes d’un sortilège. Ces histoires naïves sont des histoires de personnes crédules qui doivent être recomposées, à partir de la complexité de leur société, leur monde culturel. Ce sont des personnes qui sont en train de lutter contre la menace, contre les hostilités, contre les jalousies : ce sont des victimes.
Ce récit épique est à recevoir, à condition de reconnaître toute l’histoire complexe intégrant les malentendus et la banalisation pour eux de ce qu’ils vivent. Un processus de contextualisation qui nécessite un travail systémique, à la fois clinique et politique. Tout récit d’une expérience à une valeur, à condition que le récit soit écouté et que cette expérience soit reconnue comme une expérience certes parfois, épiques, toujours, complexes dont la reconnaissance de la vérité historique prévaut sur la réalité de l’expérience précise.
La dimension épique du récit.
Une histoire est épique quand, en quelque sorte, on est héroïne ou héros de sa propre expérience. Dans le cas d’une misère extrême, la dimension épique du récit est aussi inhérente au contraste de luttes que vivent ces personnes migrantes : on ne leur donne pas le droit d’être agressifs mais d’être victimes.
La perspective victimisante – qui domine dans nos discours – implique que l’accueil est accepté à condition que la personne soit traumatisée, « domesticable ». La dimension épique du récit est aussi de permettre de faire surgir un discours souverain et un discours agressif. C’est d’ailleurs l’endroit précis où le travail clinique et celui du scénariste se rejoignent : les personnages ne doivent pas forcément être en cohérence et en fidélité de ce que l’on attend. Les personnages peuvent être aussi capable de révéler les zones obscures de nos sociétés, de la structuration de nos relations, de nos familles.
Le récit, sa mutation, son archivage.
Il faut renverser la propension côté écosystèmes cliniques, judiciaires de reproduire à l’infini des postures issues d’archives qui cumulent une quantité de tragédies, d’histoires imparfaites, incohérentes, confuses. Les dossiers cliniques d’aujourd’hui seront, peut-être, dans les siècles à venir, des archives remarquables de la crise contemporaine relative à nos rapports avec les frontières, avec la citoyenneté. Comment renverser le discours pour devenir un récit thérapeutique, un contre récit.
Nous nous devons de ne pas nous contenter d’indiquer : demandeur d’asile croyable car traumatisé mais plutôt, demandeur d’asile venant d’un pays dont on connaît la violence générée par des intérêts intérieurs ou internationaux. Avec le temps, les catégories sont re-classifiées, la manière d’accueillir les demandeurs d’asile, les migrants en général est repensée.
La responsabilité des scénaristes.
Pour les scénaristes qui doivent bâtir un récit, à partir des expériences vécues ont une très grande responsabilité. La responsabilité de composer, ensemble avec des experts et d’autres témoins pour analyser – dans ce cas précis – la violence intérieure des personnages, la possibilité finalement de combattre avec le récit, le mal, le pire mal : l’indifférence.
© Photos Brigitte Bouillot
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