Spécialiste des neurosciences et des arts martiaux (Royaume Uni) , qui a contribué à la conférence-table ronde 02 : “Des récits pour soigner ?” et 04 : “Création de récits : l’affaire de tous ?“
Tamara Russell a aidé des personnes du monde entier à transformer leur vie, en utilisant ses techniques révolutionnaires de pleine conscience, conçues pour le cerveau. Ces outils neuroscientifiques translationnels permettent à chacun de prendre de meilleures décisions, en accord avec ses valeurs fondamentales et de bien vivre.
Titulaire de deux doctorats et ceinture noire de Shaolin Kung Fu, Tamara Russell intègre l’esprit, le cerveau et le corps dans une approche totalement unique du bien-être et de l’épanouissement qui combine le mouvement, les neurosciences et la créativité. Ses trois programmes de pleine conscience appliquée comprennent Body in Mind Training, Tools to Transform et The Dragon Way to Mental Wealth (et pour les familles et les jeunes : What Colour is Your Dragon ?)
Tamara Russell participe à des recherches internationales sur la manière dont la pleine conscience modifie la structure du cerveau. Elle enseigne les neurosciences et la pleine conscience au King’s College de Londres.
Tamara Russell est la fondatrice et la co-directrice d’une organisation à but non lucratif : le Mindfulness Centre of Excellence. Cette organisation a été fondée en 2011, après avoir partagé la scène avec Sa Sainteté le Dalaï Lama à Sao Paulo, au Brésil, lors d’un symposium explorant la manière dont les anciennes technologies contemplatives peuvent contribuer à relever les défis de la vie moderne.
Tamara est l’auteur de trois livres : Mindfulness in Motion, #whatismindfulness et What Colour is Your Dragon.
— un entretien réalisé par Vassili Silovic, auteur et réalisateur de films documentaires, et enregistré aux Champs Libres (Rennes) dans le cadre de la série “Quels récits pour notre temps ?”.
Tamara Russell
« Trouver les mots, par le corps »
Entraîner le cerveau, comme le corps.
Être humain nous permet de penser, ressentir, créer. Et ce, grâce à notre cerveau. Mais nous ne connaissons vraiment que peu de choses à son sujet. Il y a eu certes beaucoup de progrès, au cours des dernières décennies, mais il y a encore tellement d’éléments encore méconnus, parmi lesquels : la conscience.
Est-ce que nous surestimons ou surestimons ou sous-estimons notre cerveau ? Probablement les deux.
Nous surestimons en termes de croyance ce que notre cerveau nous dit, ce qui peut être problématique dans de nombreux cas. Mais nous sous-estimons son potentiel et, en particulier, le potentiel permis grâce à son entraînement. Nous pensons aller à la salle de sport et à l’entraînement de notre corps. Pour beaucoup, c’est une obsession. Hors, concernant notre cerveau, qu’en est-il de nos séances d’entraînement ?
Stimuler l’attention.
Il y a de multiples façons d’entraîner le cerveau. Celles permettant de stimuler l’attention sont primordiales. Particulièrement dans notre culture moderne, où notre attention est constamment accaparée par les écrans et notre rythme de vie effréné. Nous pouvons nous entraîner à prendre conscience des capacités d’ouverture de notre attention — quand et comment elle se rétrécit et s’élargit. Un entraînement est utile pour stimuler et provoquer l’ouverture ou la fermeture de l’objet précis sur lequel nous souhaitons nous concentrer. Comme nous procédons avec l’œil ou avec l’appareil photo.
“Zoomer” vs. “Dézoomer”.
Lorsque nous travaillons – en particulier dans la création -, il y a un mouvement systématique que l’on entreprend : nous décidons de “zoomer”, d’avoir une attention focalisée et soutenue – car particulière à un fragment, un détail. Une concentration étroite qui est souvent source de blocage. Nous sommes en quelque sorte, « coincés ». La créativité est, alors, stoppée.
Se déconcentrer pour libérer le processus créatif.
Dans le cas de blocages, ce qui aide souvent est, par exemple, d’aller se promener, de prendre une douche. On libère, alors, la focale de l’attention grâce aux ressentis du vent sur le visage, de l’eau sur la peau ou encore l’odeur du savon. La clé de la concentration est de protéger des temps ultra-concentrés et des temps d’ouverture à l’autre, à ce qui nous entoure. On augmente ainsi les chances, aux idées enfouies : d’émerger et, ainsi, de donner corps au génie créatif.
Nos sensations et leurs impacts sur la créativité.
Notre activité cérébrale est modulée par énormément d’informations à traiter, comme maintenir la position de notre corps, veiller à son équilibre, ne pas bouger. Ce qui est humain. La nervosité, les sensations ressenties dans notre corps ont un impact sur notre créativité. Il faut en avoir conscience.
Écouter son corps.
La plupart du temps, nous sommes – très souvent -, dans ce que l’on peut appeler : “dans nos têtes”. On pense à des choses ou à nous-mêmes, on se souvient, on planifie, on imagine. Il est agréable d’y consacrer du temps, mais à une échelle respectable. “Se laisser tomber dans notre corps” : en invitant le corps à prendre le pouvoir, en nous indiquant que nous avons besoin de faire une pause ou de s’asseoir devant un ordinateur et d’essayer d’écrire quelque chose pendant cinq heures. Entre besoins primaires ou plus complexes. C’est aussi une forme de sagesse.
Dé-conditionner pour créer.
Il est important d’étudier nos propres expériences. Nous sommes conditionnés à penser, à agir : je dois écrire quelque chose, alors je vais m’asseoir devant l’ordinateur ou encore : je vais partir avec mon bloc-notes, je dois trouver des idées. J’encourage à explorer et à expérimenter les mouvements, les postures qui stimulent le processus créatif. S’asseoir sur une chaise, un tabouret ou sur le bureau ? Quels sont les environnements qui favorisent le processus créatif ? La bibliothèque ? Sous un arbre ? Dans un train ? Le silence ou au contraire un lieu très animé ? Cette étude provoque le mouvement, le déplacement. Il s’agit souvent de mélanger les contextes, les outils, les lieux, les environnements.
Différentes attentions en fonction des générations.
Nous devons, chacun, trouver notre propre voie stimulatrice de création. Je pense que pour les jeunes générations – natives du numérique : leur cerveau a un autre fonctionnement et je les encourage vraiment à se déplacer et à voir ce qui est déclencheur pour eux. Une école de pensée dit que les natifs du numérique ont fondamentalement des réseaux cérébraux qui ont structuré des réseaux d’attention, façonnés et sculptés par l’environnement numérique. C’est logique car le cerveau est hydroplastique — le réseau de l’attention est, en particulier, très plastique. Les pessimistes diront plutôt que les jeunes ne peuvent pas être attentifs : ils ne peuvent pas rester assis, consommer des médias qui durent plus de trois minutes, ou suivre une vidéo TikTok de plus de 15 secondes. Ils reçoivent constamment des informations et leur traitement de ces données est superficiel. Je suis plus optimiste, en me disant : peut-être s’agit-il de cerveaux qui sont en train de s’adapter aux nouvelles technologies, qui se préparent aux défis à venir. En fait, c’est peut-être notre cerveau qui n’est pas adapté aux défis de la création, à comment créer et sculpter ce nouveau monde, en interaction avec les technologies.
Attention & émotions.
En tant que psychologue clinicienne, une des problématiques que je traite est celle du croisement de l’attention avec la régulation des émotions. Ce que j’ai découvert, en travaillant avec, notamment, les plus jeunes, dans le cadre d’entraînements de l’attention : leur capacité à réguler leurs émotions semble être plus importante. Ils sont vigilants à cette régulation notamment, en lien avec leur santé mentale qui affecte beaucoup de jeunes, en ce moment.
Trouver les mots par le corps.
Le corps est important pour trouver les mots. Et je suppose qu’en ce moment, pour de nombreuses personnes, il est difficile de trouver les mots ou même de ressentir ce qui se passe dans le monde — un sentiment de confusion et de perte est possible. L’exploration consiste en une invitation à laisser parler le corps et à laisser s’exprimer les émotions. Ouvrir les bras signifie l’ouverture, ouvrir son cœur, créer de l’espace, s’autoriser à ressentir. L’esprit peut s’ouvrir beaucoup plus largement que le corps mais le corps aide l’esprit à s’ouvrir.
Ressentir pour garder le contrôle sur le récit.
Ressentir la douleur, la perte, la confusion, la compassion. Réchauffer le cœur, sentir le son de l’étreinte. Quand nous ressentons, à la fois l’esprit et le corps, le mouvement et le cœur, nous nous sentons davantage maîtres du récit, de la situation, même lorsque nous avons l’impression que nous n’avons plus aucun contrôle. Où est mon pouvoir dans ce monde où je me sens si impuissant ? Avoir le choix d’ouvrir mon cœur, avec courage et gentillesse, compassion et curiosité.
Être conscient de notre environnement.
L’enjeu est d’être pleinement conscient de ce qui nous entoure – en ayant conscience de nos premières pensées, premières impressions. On découvre que l’endroit pensé, où l’on était fixé et même, parfois, bloqué n’existe pas.
La mémoire des sensations.
Les scénaristes, dans le cadre du processus de développement d’un personnage peuvent avoir une attention focalisée sur des détails. Un mouvement utile est celui de la mise en distance, en repartant de l’esprit et du corps, en utilisant la mémoire des sensations. Une écoute du corps autant que de l’esprit.
Cultiver l’imagination, sous un arbre.
Des recherches ont montré que passer du temps dans la nature, observer autour de soi, réinitialisent le réseau d’attention du cerveau. Se promener, se poser sous un arbre aident donc à cultiver l’imagination.
Cartographier nos paysages imaginaires.
En cartographiant notre paysage mental, nous puisons dans notre propre histoire, augmentée de personnages imaginaires, de lieux, de dilemmes, de défis, de croyances, de désirs et d’intentions. En fonction de la vitesse à laquelle nous entrons dans nos paysages imaginaires, nous pouvons passer à côté d’éléments importants pour la narration. Idéalement, avec le mouvement du corps, on peut accéder d’une manière lente, réfléchie, consciente et intentionnelle. En marchant, par exemple. À travers la promenade, nous nous donnons la possibilité d’identifier le personnage, sous différentes dimensions. Si nous allons trop vite et que nous avons un objectif en tête – en anticipant à ce qu’il devrait ressembler : on ne prête pas attention. Être ouvert à tout ce qui nous vient à l’esprit. Cultiver notre curiosité d’enfant.
Questionner les personnages.
Travailler l’attention nourrit le récit, en questionnant, par exemple, à travers la définition en cours d’un personnage : comment un enfant le percevrait ? Quels seraient les mouvements du personnage ? Avec notamment des “zooms” avant et arrière pour une prise de recul sur l’ensemble du récit. On ajuste, en quelque sorte, notre “focale” : le cœur de nombreuses pratiques de pleine conscience et de méditation. Ou encore se mettre dans la peau du personnage : être le personnage qui analyse – de son point de vue – l’histoire, dans sa globalité.
Le jeu pour libérer la créativité.
Lorsque nous jouons, le cerveau est beaucoup plus libre pour explorer. Jouons avec les personnages ! Comment le personnage bouge-t-il ? Comment utilise t-il son corps, se déplace-t-il ? Le jeu implique que nous nous sentions en sécurité. Ce qui sous-entend de gérer nos émotions.
Une traversée intime & ludique, au-sein de l’histoire.
Parcourir l’histoire, en tant que scénariste, c’est mettre le doigt sur ce qui attire l’attention au sein de son propre récit. Par exemple : dois-je simplement passer devant la fleur ? Est-ce que je remarque cette fleur ? Puis-je me mettre à la place de la fleur ? En s’intéressant à la fleur, on essaie de comprendre ces mouvements, sa croissance, son évolution avec le soleil, son lien à la terre.
Le récit tel un jeu de pistes.
Toutes les informations à glaner autour de nous sont là, en permanence, pour nous inspirer. S’éloigner, se perdre, pour enrichir les personnages. Se perdre est une exploration intérieure du récit.
S’ouvrir aux potentialités.
S’ouvrir aux potentialités est primordial. Hors, le monde contemporain influe sur la constitution de notre cerveau humain : nous sommes aimantés par nos habitudes, nos schémas et nos préjugés. C’est presque comme si nous commencions le récit par l’hypothèse que ce n’est probablement pas ce que vous ce que nous pensons, au fond de nous mêmes.
Le lâcher prise pour dépasser les freins du récit.
L’individu est devenu personnellement trop connecté à ce qu’il pense qu’il devrait arriver. Ce qui correspond au “mode par défaut” dans le réseau cérébral, dans le lobe frontal du cerveau : qui regroupe la mémoire de notre histoire. Il ne faut pas avoir peur du lâcher prise, de l’échec, du jugement, de se tromper. Ainsi, dans les arts martiaux, nous faisons beaucoup d’exercices où nous provoquons délibérément la peur, pour la ressentir. Dans le cadre d’un entraînement : se battre avec un bandeau sur les yeux, par exemple. Hors, il ne peut vraiment rien arriver de mal parce que le professeur est là, les collègues également mais la peur est tout de même ressentie. Il y a un retour au corps, à la masse et à l’incertitude du corps. Être dans une dynamique de l’esprit, dans “sa” tête rend la perception du corps très effrayante et les mots manquent pour caractériser les ressentis inhérents.
Le mouvement & le jeu pour libérer le récit.
Dans le cadre de mes recherches, il est clairement établi que le cerveau apprend mieux par le mouvement et le jeu. Notamment, dans l’apprentissage, dès le plus jeune âge. Mais pour être ouvert au mouvement et au jeu, l’espace mental doit être relativement détendu et calme, sans être agité ou indiscipliné. Le mouvement aide à atteindre cet état de pleine conscience, en déconditionnant et en évacuant la peur d’être vraiment créatif. Avant une présentation orale collective, je préconise, par exemple, toujours de rouler des épaules. Souvent, la plupart des gens sont gênés pour bouger leur corps. Or il faut surmonter cette émotion. Le mouvement libère les possibles, c’est prouvé.
© Photos Brigitte Bouillot
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