1. La Grotte
La Grotte est un espace tridimensionnel (structure de type serre) de 5 à 15 m², mettant en scène le peuplement d’un monde fictionnel dans un espace réel.
C’est un espace narratif analogique peuplé d’objets accrochés/pendus au-dessus des têtes (dessins, visages, lieux, croquis, mots clés, cartes de toutes sortes, objets, collages…). L’auteur·trice peut entrer dans l’espace, s’approcher, accrocher, modifier, explorer, expérimenter, créer des liens, une causalité, du sens…. Lorsqu’une élaboration collaborative est en jeu, chaque auteur·trice/co-auteur·trice peut avoir son propre espace de travail dans la Grotte, son coin à elle/lui, à son rythme, tout en faisant écho à une réalité d’échange avec les autres co-auteur·trice·s ou collaborateur·trice·s .
Dans le chaos apparent de la Grotte, le but est de stimuler et d’ouvrir des possibilités et des combinaisons qui ne seraient pas rendues possibles ou imaginables sans cette mise en espace des idées. Ici, les composantes clés de l’exploration cognitive passent par la vue (A) et le corps en mouvement dans l’espace (B).
— Dans le cadre de sa 5ème saison – l’équipe du StoryTANK a souhaité tenter une nouvelle expérience, sous la houlette de 6 chercheurs captivés et captivants. Il s’est agi de tester et filmer le surgissement d’idées de récits dans des dispositifs expérimentaux créés par LA FABRIQUE DES MONDES, dispositif unique en Europe qui se construit au Groupe Ouest depuis 2023, sous l’égide du Ministère de la Culture français.
L’expérience a été proposée à 6 scénaristes ou cinéastes, venus de 6 pays d’Europe. Le StoryTANK permet ici d’explorer et éclairer la pratique.
Décryptage, ci-dessous, par les scénaristes et les chercheurs, au fil de leurs retours d’expérience.
RESSENTIR LE RÉCIT PLUTÔT QUE DE LE CONCEPTUALISER
« C’est une chose de conceptualiser, de penser, de réfléchir, et c’en est une autre de vraiment sentir à un niveau émotionnel et rationnel »
Quand on entre dans la Grotte, on ne sait pas ce que l’on va y trouver. Nous n’entrons pas directement : on a un petit moment de préparation avec des outils différents qui nous donnent l’opportunité d’essayer de faire en sorte que cette Grotte soit comme une petite maison dans laquelle on peut développer des idées. Le fait de ne pas y entrer seul, mais au sein d’un groupe, permet de trouver un équilibre façonnant une logique commune de développement : de se placer dans une position de curiosités multiples, au sein d’un cerveau collectif. Il y a des composantes qui résonnent immédiatement, comme des évidences. Ce qui est le plus surprenant est de prendre conscience que c’est une chose de conceptualiser, de penser, de réfléchir, et c’en est une autre de vraiment sentir vivre tout ça dans un espace concret, mêlant un niveau émotionnel et un niveau rationnel. La Grotte permet ça. – Massimiliano Nardulli
LA GROTTE COMME ESPACE PROTÉGÉ DE GÉNÉRATION DU RÉCIT
« C’est fondamental de cheminer dans un espace qui ne soit pas seulement visuel, mais qui devient de plus en plus immersif »
J’ai tout de suite la sensation, dans la Grotte, que je suis dans un espace protégé, où je peux tranquillement voir et imaginer des choses, composer des connexions mentales, tout seul et en groupe, sans jamais penser à l’extérieur. On lance des idées, et des expérimentations, des possibilités pour développer au mieux la petite graine du récit qui germe, depuis le début de l’expérience. C’est une immersion totale, qui inclut les autres. C’est fondamental de cheminer dans un espace qui ne soit pas seulement visuel, mais qui devient de plus en plus immersif. – Massimiliano Nardulli

UNE IMMERSION COMPLÈTE DANS LE RÉCIT EN COMPOSITION
« La Grotte transforme même la façon dont on réfléchit, à travers nos corps : ce qui est essentiel dans le processus d’écriture »
En partant d’une idée de film, d’une petite graine de l’ordre d’une scène, d’une image ou d’une situation, la Grotte joue parfaitement son rôle d’espace possible pour une immersion complète dans cette image ou dans cette situation. Nous nous sommes mis tout de suite à nous lever, nous baisser, nous déplacer : tout devenait évidemment beaucoup plus organique et vivant. Comment réfléchir à travers nos corps ? Pour moi, c’est assez essentiel dans le processus d’écriture. – Violette Garcia
LE PROCESSUS COLLABORATIF ET COMMUN DE L’ÉCRITURE
« Dans la Grotte, nous ne sommes jamais bloqués, ni écrasés par un mur »
Souvent, je souffre d’être assise, d’être statique ou d’être uniquement face à un mur ou un tableau. Ça peut être très intéressant à certains moments du développement d’un film, mais ça peut être aussi complètement écrasant. Quand on est face à un mur, on est là, immobile, comme si quelque chose pouvait nous tomber dessus comme ça, or on n’a aucune solution. La Grotte, on peut entrer dedans, en sortir, ajouter des choses, on peut s’y promener. Nous ne sommes jamais bloqués, ni écrasés par un mur : l’élaboration du récit devient très vite collaborative et commune. – Violette Garcia
LA MULTITUDE ET LA PLASTICITÉ DES IMAGINAIRES
« Dans la Grotte, on spatialise le récit : on s’y cogne ! »
La Grotte orchestre une dynamique d’horizontalité, qui nous permet de partager des choses, de mieux nous écouter, ensemble, sur un pied d’égalité. La Grotte génère une multitude d’imaginaires en spatialisant notre pensée, sans que nous ayons l’impression que les choses soient fixées, une bonne fois pour toutes, ou qu’il y ait une bonne ou une mauvaise façon de faire, puisqu’on peut toujours revenir, aller chercher un truc là-bas, le mettre à un autre endroit. La respiration se situe dans les corps, et aussi dans les images et les mots, le papier, les outils et tout ce que l’on manipule. Un moment fort de la Grotte, est quand nous sommes debout et que l’on suspend l’ensemble du matériel initialement disposé à terre. On se balade, alors, entre les personnages, on se met à suspendre ces choses, on spatialise alors le récit : on s’y cogne ! – Violette Garcia

ÊTRE DANS LE PRÉSENT POUR COMPOSER LE RÉCIT
« La force de la Grotte est d’être un lieu à part entière, un peu comme une église, un centre de méditation : un endroit où l’on pratique quelque chose qui sorte de l’imaginaire du quotidien »
J’aime que l’histoire en élaboration ne soit pas linéaire. Tout est, en quelque sorte, tout à la fois : ce qu’il y a de suspendu en haut, ce qu’il y a en bas, ce qu’il y a sur les murs. Dans la Grotte, j’ai l’impression d’être hors du temps. La force de la Grotte est d’être un lieu à part entière, un peu comme une église, un centre de méditation : un endroit où l’on pratique quelque chose qui sorte de l’imaginaire du quotidien. Lorsque l’on s’assoit à une table, on n’est pas dans le présent, on est dans le passé. Tout a déjà eu lieu. Et d’une certaine manière, lorsque l’on écrit, on essaie de se souvenir. Ici, debout, en mouvement, ensemble : on est dans le présent. – Raitis Ābele
CONSTRUIRE LE RÉCIT, AVANT MÊME DE LE RÉFLÉCHIR
« Dans la Grotte, nous sommes comme des guêpes, en train de donner forme à un nid »
Dans la Grotte, nous sommes comme des guêpes, en train de donner forme à un nid. Nous prenons des matériaux, les mettons sur les murs, et pas seulement : nous construisions quelque chose. On a vraiment cette sensation de construire, avant même de réfléchir. On peut prendre une photo qui rappelle quelque chose et la poser ici ou là… Nous créons un lien, de suite, avec nos co-auteur·trice·s, lorsque nous marchons et que nous parlons en même temps. – Raitis Ābele

RESSENTIR LE RÉCIT POUR LE CARTOGRAPHIER
« Dans la Grotte, on commence à donner du sens au chaos »
Avec la Grotte, on nous offre soudainement un petit espace de jeu, un bac à sable presque, avec ces petits éléments que l’on peut utiliser pour inventer des histoires : des photographies générées par l’IA, à partir de mots que l’on a nous-mêmes générés, à partir d’une graine d’idée et également des images de magazines, et c’était comme si on entrait avec un chaos de directions multiples. Et on commence à donner du sens à ce chaos, en disposant les éléments récoltés puis, pour une raison quelconque, on finit par les suspendre au centre. On parvient à cartographier l’espace. On se demande, alors, ce qu’il y a sous la scène, qui sont ces gens, ce qui ouvre des possibilités que l’on a pas si on travaille, simplement, autour d’une table ou à l’aide d’un mur. On ressent tout à l’intérieur de cet espace. – Isla Badenoch
PENSER PHYSIQUEMENT LE RÉCIT
« Pouvoir physiquement faire le tour de l’histoire plutôt que de la voir de manière linéaire et plate aide énormément à faire progresser le récit »
Dans notre histoire, il y a des guêpes, et nous les suspendons. C’est presque comme si nous pouvions incarner ce que cela ferait d’être dans le public de la salle de concert où nous avions localisé le récit, entouré de guêpes. Cela nous permet de penser au comportement des personnages dans le public, à ce que leurs comportements évoquent sur eux : on passe d’une idée abstraite à des personnages réels avec des personnalités et des histoires. À l’intérieur, nous ne faisons pas de pause pour revenir en arrière. Pouvoir physiquement faire le tour de l’histoire plutôt que de la voir de manière linéaire et plate a beaucoup aidé à faire progresser le récit. – Isla Badenoch

DÉPLOYER LE RÉCIT DANS L’ESPACE
« La Grotte nous a permis à tou·te·s d’avoir de l’autonomie dans la co-création de l’histoire »
Je vais dans la Grotte avec deux autres scénaristes, et aucun de nous trois ne sait vraiment comment nous allons collaborer. Il n’y a pas de leader désigné, il y a suffisamment d’espace pour nous toutes et tous. Chacun de nous tient son rôle, en expérimentant ce qui se passerait si on place ceci ici, si on regarde là-bas et, l’un d’entre nous propose quelque chose qui fait le lien. La Grotte nous permet une autonomie dans la co-création de l’histoire : ce qui rend l’expérience rare car unique. Dans la Grotte, on essaie, ensemble, d’envisager une idée véritablement commune et, le fait d’avoir un espace en trois dimensions nous y aide. – Isla Badenoch
LE RÉCIT: UN TRAVAIL MANUEL
« La Grotte est comme une sorte de corridor, un espace physique qui incite les idées à avancer »
J’envisage la Grotte comme un endroit où l’on peut tout déconstruire, tout poser, et ensuite, le processus de fabrique du récit s’amorce, par le mouvement autour. La Grotte est comme une sorte de corridor, un espace physique qui incite les idées à avancer. Lorsqu’on est devant un écran, on fait face uniquement à ce que l’on a, à ce moment précis. C’est alors très figé, comme si nous étions nous-mêmes scénaristes, rigides avec souvent un blocage : le “syndrome de la page blanche”. La Grotte permet de déployer une véritable dynamique créative, en amenant de vieilles idées et des idées neuves pour en extraire l’essence et, à partir de là, construire le récit. Les éléments analogiques le nourrissent. Tout participe à construire un pan d’histoire totalement en lien et en pertinence avec le récit. L’écriture devrait sans doute être un travail manuel et c’est ce que permet la Grotte. – Gabrielle Brady
L’ACTE UNIQUE DE CRÉATION DU RÉCIT
« Ce qui s’est passé dans la Grotte ne se reproduira plus jamais »
Ce qui se passe dans la Grotte ne se reproduira plus jamais. Ce n’est aucunement reproductible, avec les mêmes idées, les mêmes personnes. Même si vous réunissez tout le monde dans une semaine, les gens seront différents, les idées seront différentes, tout serait différent. Ce qui fait l’intérêt de la recherche sur la créativité est que chaque acte créatif est nécessairement individuel. Il n’y a pas d’acte créatif répété. Wendy Ross
LA COMPOSITION DU RÉCIT, PAR LA COOPÉRATION
« Je suis fasciné par l’efficacité de la machine humaine : toutes ces personnes qui ne se connaissent pas et qui coopèrent »
Je suis fasciné par l’efficacité de la machine humaine, toutes ces personnes qui ne se connaissent pas et qui coopèrent, alors que c’est difficile. – Yves Sarfati
Il y a quelque chose de très agréable dans ces groupes qui se forment très rapidement et intensément. C’est merveilleux de faire confiance à des personnes que vous ne connaissez pas vraiment, j’adore. Wendy Ross

COMPOSER LE RÉCIT: CHEMINER DANS L’HISTOIRE
« Toutes ces images ne sont, en aucun cas, une fin en soi mais un moyen de transport »
Dans la Grotte, coupler la recherche d’images via l’intelligence artificielle avec un matériel iconographique que tu dois créer, par les magazines, par le découpage… Ouvre des possibilités nouvelles, en permettant d’entrer tout de suite dans l’univers visuellement, et en même temps de ne pas y rester bloqué. C’est une sensation rare, une ambiance unique. – Théo Gorin
Ce n’est, en effet, pas le visuel que l’on cherche, ce n’est pas là où l’on va. Toutes ces images ne sont, en aucun cas, une fin en soi, mais un moyen de transport. – Samira Bourgeois-Bougrine
Il y a vraiment l’idée de chemin, une logique de cheminement plus importante que le résultat à la fin, avec une pratique proche de l’improvisation. Avec la force de la conversation au cœur de ce qu’on est en train de faire, la base même de la collaboration dans la composition du récit. – Théo Gorin

FAIRE LE RÉCIT: LE PRENDRE, LE DÉCOUPER, LE RASSEMBLER
“With the Cave, we stop thinking that the idea is only cerebral; the idea is also outside of ourselves: it’s there.”
Dans la Grotte, il y a quelque chose de l’ordre du jeu qui est hyper jouissif à regarder autour du faire : prendre, découper, afficher. L’ensemble du corps est alors engagé. On arrête de se dire que l’idée est seulement cérébrale, l’idée est aussi en-dehors de soi-même : elle est là. – Théo Gorin
Quand un des groupes a dessiné des guêpes tournoyantes sur un papier, au centre, qu’ils ont accroché assez tôt, pour peupler le plafond de la Grotte : les guêpes suspendues par des fils avec les pinces sont devenues centrales et leur bloquaient le chemin, les gênaient. L’idée est de savoir comment cette action, suivie d’une autre, a pu influencer les idées suivantes du récit en marche. – Samira Bourgeois-Bougrine
THÉORIE DE GRUBER SUR LA RÉPÉTITION CONSTRUCTIVE
« Les fluctuations, les amplifications des écarts ressortent »
Au sein de la Grotte, peut se déployer l’idée que Howard E. Gruber et plusieurs autres chercheurs en créativité ont explorée, à savoir la répétition constructive. Si on refait quelque chose, encore et encore, très vite – et je pense toujours à Van Gogh, qui a peint les Tournesols très rapidement –, on n’a pas le temps de se corriger. Ainsi, les fluctuations, les amplifications, les écarts ressortent. En passant, très rapidement d’une chose à une autre, encore et encore, on explore, encore davantage, le récit en composition. – Michael Hanchett Hanson
SE DÉPLACER DANS LE RÉCIT POUR LE PENSER DIFFÉREMMENT
« Occuper la Grotte, avec son corps »
La Grotte est un espace tridimensionnel, une serre ! Tout l’intérêt est effectivement de pouvoir occuper un espace avec son corps, avoir du mal à accrocher quelque chose, notamment et, pas que. Tout cela est constitutif de l’expérience totalement intéressante parce qu’elle oblige à se déplacer dans l’espace et à penser différemment.- Jean-Loïc Le Quellec

ARCHITECTURER LE RÉCIT
« Dans la Grotte, on définit les frontières du récit »
Dans la Grotte, on délimite les frontières du récit initié. Parce que lorsqu’on a créé la graine du récit en amont, les possibilités sont, ensuite, infinies. Au sein de la Grotte, on essaie de poser les cadres : où sont les murs, le sol… Et nous verrouillons l’ensemble, nous définissons collectivement les limites pour nos esprits qui vagabondent. En réalité, ce n’est pas “peupler” la Grotte avec toujours plus de matériaux, mais le faire avec ces matériaux initiaux. On a établi les frontières où l’on serait tous les trois, en tant que co-auteurs. – Raitis Ābele