2. La Chambre Noire
La Chambre Noire est issue d’un point de départ très simple : comment les idées et les composantes d’une histoire se développent-elles sans la vue et sans le corps en mouvement dans l’espace ?
Dans cet espace expérimental, nous injectons des sons de natures différentes, sons intérieurs/intimes, sons du monde extérieur, les uns après les autres, en essayant de générer des impacts et un flux de possibilités selon la nature de chaque projet.
Le résultat s’avère être le point de départ d’un nouveau champ de possibilités pour les fabricants de récits. Un célèbre anthropologue, spécialiste des premières manifestations des histoires dans les grottes, nous a expliqué que notre exploration nous menait aux origines du chamanisme comme source de flux narratif…
— Dans le cadre de sa 5ème saison – l’équipe du StoryTANK a souhaité tenter une nouvelle expérience, sous la houlette de 6 chercheurs captivés et captivants. Il s’est agi de tester et filmer le surgissement d’idées de récits dans des dispositifs expérimentaux créés par LA FABRIQUE DES MONDES, dispositif unique en Europe qui se construit au Groupe Ouest depuis 2023, sous l’égide du Ministère de la Culture français.
L’expérience a été proposée à 6 scénaristes ou cinéastes, venus de 6 pays d’Europe. Le StoryTANK permet ici d’explorer et éclairer la pratique.
Décryptage, ci-dessous, par les scénaristes et les chercheurs, au fil de leurs retours d’expérience.
RÉVÉLER LES MONDES INCONNUS DU RÉCIT
« La Chambre Noire est comme une hutte de sudation amérindienne : on oublie tout le superflu »
La Chambre Noire est un endroit qui révèle. Dans la culture amérindienne, on fait des huttes de sudation : tu rentres dans un tipi complètement noir avec des braises qui font chauffer les pierres, qui nous font suer, mais dans le bon sens du terme. On n’a pas une impression de souffrance au niveau de la chaleur, on a l’impression qu’il y a plein de choses qui s’expulsent de nous et qui nous immergent dans des mondes que l’on ne connaît pas. La Chambre Noire nous emmène dans des mondes intérieurs et partagés que même l’auteur ne connaît pas, que l’on découvre en la pénétrant : une expérience extraordinaire. Dans la Chambre Noire, nous sommes obligés d’être avec soi-même et les personnes que l’on côtoie. On oublie ce qui est superficiel, le superflu. La Chambre Noire ouvre des possibilités immenses. – Marcel Beaulieu

LA PERTE DE REPÈRES DE L’OBSCURITÉ POUR CHERCHER LA LUMIÈRE DU RÉCIT
« La Chambre Noire est un court-circuit entre la réalité et l’inconscience »
Avec l’obscurité de la Chambre Noire, nous sommes obligés de chercher la lumière de quelque chose. On ne sait pas quoi. Nous sommes obligés de s’éclairer de l’intérieur et le personnage, se perdant dans un no man’s land est obligé de se dire : oui, j’ai deux jambes, j’ai deux bras, j’ai une tête. Mais qu’est-ce qu’il y a, à l’intérieur de nous ? La Chambre Noire est un court-circuit entre la réalité et l’inconscience. Tout à coup, il y a un truc qui est en train de se passer, car on n’a plus de repères. La Chambre Noire t’oblige à entrer dans ce que tu es et dans tes propres impossibilités et dans toutes les perspectives qui peuvent arriver. Tu es confronté à toi-même, et là, wow, c’est génial ! Un auteur doit être confronté à ça ! – Marcel Beaulieu

LA CHALEUR DANS L’ALTÉRITÉ POUR CRÉER LE RÉCIT
« La Chambre Noire est émotionnelle »
La Chambre Noire est émotionnelle. Le fait de ne pas voir, d’être immergé dans l’obscurité, d’être entouré par d’autres que tu ne vois pas, mais que tu sens : ils respirent, ils cogitent – les sentiments sont là. Cette chaleur, que tu ressens dans l’obscurité, il n’y a pas besoin de caméra thermique pour la sentir et la voir. Elle est fascinante, aussi bien mentalement que physiquement. – Massimiliano Nardulli
LES SILENCES POUR STIMULER LE RÉCIT
« Les silences expriment plus que mille paroles »
Dans la Chambre Noire, parfois, seulement la respiration ou un petit mouvement de droite/gauche d’un des co-auteur·trice·s te fait sentir partie de quelque chose, être beaucoup plus fort et beaucoup plus profond que par la simple vue. Les silences, plus que la parole, ont une force incroyablement puissante. Parfois, les silences expriment plus que mille paroles et permettent à la Chambre Noire de nous solliciter et de nous stimuler beaucoup, physiquement et mentalement. C’est un double moment de communication je dirais, une communication avec l’intérieur de toi-même – l’obscurité que tu as en toi qui doit ressortir, et une communication avec les autres et pour le récit en composition. – Massimiliano Nardulli
LA QUÊTE D’UNE GENÈSE DU RÉCIT
« Donner naissance à une voix possible d’un personnage »
La Chambre Noire est un dispositif que l’on peut utiliser de manière très personnelle, tout en étant connecté à l’autre, pour des recherches intérieures sur un personnage et donner naissance à une voix possible de ce personnage et, ainsi, la faire véritablement vivre, aller la chercher dans les profondeurs de son propre esprit. Expérimenter la Chambre Noire, seul ou accompagné permet une transcendance, pour chercher dans des recoins intimes et enfouis ce qui peut nourrir un personnage, une situation, le récit, dans sa globalité.- Massimiliano Nardulli
LA SUBMERSION PAR L’ÉMOTION POUR LA PROJECTION DU RÉCIT
« Dans la Chambre Noire, on trouve les personnages ! »
Dans la Chambre Noire, on trouve les personnages. Le son et l’émotion permettent une recherche organique notamment dans l’identification des personnages, à travers l’imaginaire de ce que l’on projette sur les sons que l’on entend. On vient forcément projeter des gens, des sons, soit à la première personne, soit parce qu’on imagine un personnage. Il y a une sorte de lâcher-prise possible, quand on est dans le noir. C’est un endroit où le corps est là, mais comme au repos : on peut l’oublier et laisser l’esprit ou l’émotion surgir. La Chambre Noire agit au cœur de notre inconscient, en investiguant des composantes plus animales, organiques et profondes du récit, qui sont en nous.- Violette Garcia
UNE PROTOCOLE, UNE QUÊTE PRÉCISE POUR OUVRIR LE RÉCIT
« La Chambre Noire nous met dans un état tel de méditation, de transe, une sorte d’état second qui nous rend un peu dingues »
J’entre comme subitement dans la Chambre Noire et, je suis en une seconde, en boule, à me toucher le front dans un mouvement régressif, foetal, comme un grand bébé bizarre. C’est un peu étrange, mais c’est une bonne façon d’être à la fois complètement en moi et, en même temps, de ressentir complètement les autres autour. L’expérience est très intense car “remuante”. À partir du protocole nous amenant à savoir ce que l’on va y chercher précisément, la Chambre Noire nous plonge dans un état tel de méditation, transe, une sorte d’état second qui nous rend un peu dingues. – Violette Garcia

NOURRIR LA COMPOSITION DU RÉCIT, À TRAVERS LE SON
« L’expérimentation par le son, à travers la fabrication d’une bande sonore libre et exploratoire nous permet de nous réunir, de nous relier »
Avec la Chambre Noire, l’expérimentation par le son, à travers la fabrication d’une bande sonore libre et spontanée, nous permet de nous réunir, de nous relier. Une empreinte sonore collective à un instant “t” dans la composition du récit qui nous permet d’approfondir, assez subliminalement. – Violette Garcia
L’ÉCOUTE INTIME ET PARTAGÉE DES POTENTIALITÉS DU RÉCIT
« Dans la Chambre Noire, on a un personnage en tête et on devient ce personnage, précisément »
Dans la Chambre Noire, l’expérience est plus intime. Grâce à l’écoute attentive dans le noir, l’esprit est comme submergé par l’émotion et vagabonde, dans le cadre d’une réflexion consciente sur les potentialités du récit. On a un personnage en tête et on devient ce personnage, précisément. On ressent une même force qui émane de la part de nos co-auteur·trice·s avec qui on a débuté l’expérience, depuis la Grotte. Nous sommes à la fois sous contrôle du collectif et, dans la confiance, pour vivre pleinement cet état de création. – Violette Garcia
LE RÉCIT, AU CENTRE
« La Chambre Noire comme quand nous étions enfants : à nous raconter des histoires de fantômes »
La Chambre Noire n’est pas une salle noire comme dans l’industrie cinématographique – un grand plateau de tournage carré avec des murs noirs, mais plutôt un endroit où nous pouvons nous asseoir, nous allonger. Il y a un centre et, nous sommes autour. C’est comme être avec des chamanes Saami dans leur igloo, en Norvège, avec des tambours, ou comme quand nous étions enfants : à nous raconter des histoires de fantômes. – Raitis Ābele
REGARDER UN RÉCIT EN COMPOSITION, PAR LE SON
« La Chambre Noire pour passer à un autre mode de perception où les images sont produites, non pas par nos yeux mais, en profondeur »
Nous avons d’abord écouté des sons que nous avions choisis au hasard, avant de les relier au récit que l’on génère. L’écoute dans l’obscurité nécessite une adaptation à ce noir, pour passer à un autre mode de perception où les images sont produites non pas par nos yeux mais, en profondeur. Après avoir passé davantage de temps dans l’obscurité, on se laisse surprendre par ce que l’on voit, c’est un peu comme un voyage psychédélique où les images arrivent toutes seules et, tout ce que l’on peut et doit faire : c’est regarder. Moins on sent son corps, plus des images apparaissent et des émotions surgissent. – Raitis Ābele
LE RÉCIT COMME TEXTURE ÉMOTIONELLE
« Dans la Chambre Noire, les sentiments des personnages sont devenus une quête »
Dans la Chambre Noire, contrairement à la Grotte (très visuelle), l’usage unique du son la rend totalement sensorielle. S’asseoir en cercle, dans la Chambre Noire, provoque une sensation physique assez primitive, comme si nous étions assis·e·s autour d’un feu imaginaire, ensemble. On perd la notion de soi, ne pouvant rien voir et, nous nous laissons envahir uniquement par le son : en le ressentant plus qu’en l’écoutant. C’est à la fois terrifiant et incroyable, car soudain, ces sons créent une texture émotionnelle, à partir des associations avec les personnages et les idées germées dans la Grotte. Soudain, la Chambre Noire permet une imagination accrue. Et les sentiments des personnages deviennent une quête : la tristesse et la douleur deviennent intenses, par exemple et, n’étaient, alors, pas présentes dans la Grotte. – Isla Badenoch

LE RÉCIT, UNE EXPLORATION INDIVIDUELLE DANS LE COLLECTIF
« La Chambre Noire m’a fait penser à un rêve collectif, dans lequel on est tou·te·s connecté·e·s, tout en vivant chacun son expérience »
Dans la Chambre Noire, le noir complet, en position allongée : on réagit, non pas à ce que l’on voit, mais seulement à ce que l’on imagine. Tel un rêve collectif, nous sommes connecté·e·s, tout en répondant chacun·e aux stimuli, à notre manière, et on écoute ensuite l’expérience vécue par les autres, tout en ayant vécu sa propre expérience. Très proche de l’expérience de la transe, la Chambre Noire se rapproche de celle du cinéma dans le sens où l’ensemble des moments charnières ne sont pas seulement amenés par la narration, ni même par un personnage, mais tout simplement captivants, sans forcément d’explication. Quand on est debout, on est dans une position de préparation et de performance. Quand on entre dans la Chambre Noire, on peut s’allonger, tout en étant dans un état très actif, on réagit alors précisément aux sons, aux données et aux idées et, apparaissent des séquences précises de scènes ou d’incarnations. On s’extrait de nos corps pour pouvoir devenir quelqu’un d’autre et se glisser dans la peau d’un personnage. Ensuite, en écoutant les ressentis des autres, on connecte ensemble des fragments de visions communes. Le partage était vraiment important et, d’une certaine manière, cela nous a aidés à sortir du dispositif. Au moment où nous allumons, de nouveau, la lumière, la sortie se fait en douceur. Je pense n’avoir jamais vécu une expérience aussi libératrice dans mon travail de développement créatif. C’est vraiment profond. Gabrielle Brady
FIGER LE TEMPS POUR FAIRE AVANCER LE RÉCIT
« Dans la Chambre Noire, le temps n’a plus d’effet »
Au moment où ils entrent dans la Chambre Noire, je partage à voix haute : “On dirait des spéléologues qui vont entrer dans un lieu où le temps n’existe plus, et qui vont réapparaître comme si c’était vingt ans plus tard”. Le temps n’a plus d’effet puisqu’il s’arrête, se fige. – Théo Gorin
CONJUGUER LES EXPÉRIENCES INDIVIDUELLES ET COLLABORATIVES D’ÉLABORATION DU RÉCIT
« La Chambre Noire apporte sécurité et intimité pour déployer le récit »
La Chambre Noire apporte de la sécurité et de l’intimité : deux éléments très importants pour la constitution du récit. Quand on se sent dans un environnement safe : où il n’y a pas de menace, où l’on peut s’exprimer, où l’on a moins de jugement, sans regard extérieur. Il y a, également, l’obscurité et enfin la posture. Nous sommes assis·e·s, un peu vautré·e·s, très à l’aise, les bras ou les jambes étendus, même si l’espace est relativement restreint, et d’autres, avaient quasiment les genoux sous le menton, une attitude un peu crispée sur eux-mêmes. Une expérience d’élaboration très individuelle du récit, contrairement au jeu, en groupe, pour le Plateau, une expérience d’élaboration collaborative du récit.
– Samira Bourgeois-Bougrine
JOUER AVEC LE CERVEAU POUR SIMULER LES COMBINAISONS DU RÉCIT
« On a besoin de moments où l’on bloque l’information visuelle, parce qu’elle perturbe et ne nous laisse pas accéder à notre mémoire profonde, à nos sentiments »
On a besoin de moments où l’on bloque l’information visuelle, parce qu’elle perturbe et ne nous laisse pas accéder à notre mémoire profonde, à nos sentiments. Au niveau du cerveau, on a un centre de contrôle qui regarde à l’extérieur et à l’intérieur, c’est-à-dire qu’il va diriger notre attention vers quelque chose qui nous fait peur, par exemple un animal dangereux. Ou, par exemple, dans un environnement sécurisé, il va l’orienter vers l’intérieur. Et donc, quand on ferme les yeux ou quand on est dans l’obscurité, ce centre de contrôle est un peu mis en sourdine, un peu éteint. On accède alors à la mémoire profonde, et il y a des choses nouvelles qui émergent, en nous orientant vers des combinaisons intéressantes pour composer le récit, les simuler mentalement. – Samira Bourgeois-Bougrine

L’ABSTRACTION COMME IMPULSION DU RÉCIT
« Lorsque l’on est dans l’obscurité et que l’on a ce sentiment de sécurité, on traite l’information de façon globale : on voit la forêt et non plus l’arbre »
Le sentiment de sécurité ressenti dans la Chambre Noire est l’un des déclencheurs de ce que nous appelons le traitement global. Pour simplifier : le traitement concret est quand on regarde un arbre et, le traitement global est quand on regarde la forêt. Donc, lorsque l’on est dans l’obscurité et que l’on a ce sentiment de sécurité, on traite l’information de façon globale. Et lorsque le traitement de l’information est global, on pense de manière abstraite. – Samira Bourgeois-Bougrine