Jean-Loïc Le Quellec
Jean-Loïc Le Quellec est un anthropologue et préhistorien français, spécialiste de l’art rupestre du Sahara. Il a effectué plusieurs missions d’expertise au Sahara pour le compte de l’UNESCO, et il est Directeur de recherche émérite au CNRS.
En 2022, il publie La Caverne originelle : Art, mythes et premières humanités. Sur France Culture, il s’interroge : « Pourquoi pénétrer dans des grottes obscures dans le but d’y figurer un petit nombre d’espèces animales, plus rarement quelques humains, souvent animalisés ? » et propose l’hypothèse d’« un grand mythe de création qui nourrissait l’ontologie des artistes du Paléolithique : celui de l’émergence primordiale, qui s’est répandu sur toute la surface du globe à mesure que Sapiens découvrait de nouveaux territoires.»
— Dans le cadre de sa 5ème saison – l’équipe du StoryTANK a souhaité tenter une nouvelle expérience, sous la houlette de 6 chercheurs captivés et captivants. Il s’est agi de tester et filmer le surgissement d’idées de récits dans des dispositifs expérimentaux créés par LA FABRIQUE DES MONDES, dispositif unique en Europe qui se construit au Groupe Ouest depuis 2023, sous l’égide du Ministère de la Culture français.
L’expérience a été proposée à 6 scénaristes ou cinéastes, venus de 6 pays d’Europe. Le StoryTANK permet ici d’explorer et éclairer la pratique.
Décryptage, ci-dessous, par Jean-Loïc Le Quellec, au fil de son retour d’expériences.
FAIRE APPARAÎTRE LE RÉCIT
«L’équivalent du moment où les scénaristes se mettent devant leur ordinateur ou prennent leur stylo pour raconter une histoire: ce sont les hommes et les femmes préhistoriques qui ont complété les images émergentes qui sortaient de la paroi, sous l’effet d’une lumière tremblotante et de la pénombre.»
L’équivalent du moment où les scénaristes se mettent devant leur ordinateur ou prennent leur stylo pour raconter l’histoire: ce sont les hommes et les femmes préhistoriques qui ont complété les images émergentes qui sortaient de la paroi, sous l’effet d’une lumière tremblotante et de la pénombre. C’est-à-dire qu’à un moment donné, on marche avec sa lumière et on voit une ombre que l’on n’avait pas remarquée parce qu’elle vient juste d’apparaître, et qui fait comme une courbe. Cette courbe évoque la croupe d’un cheval, le départ d’un cou de cheval. On voit alors le cheval qui n’est pas réellement là, mais on le voit bouger, on le voit galoper. Si nous sommes dans un endroit où il y a de l’écho, on tape dans les mains et l’écho fait le galop du cheval. Donc, on fait précisément apparaître quelque chose et, ensuite, si on est artiste par nature ou par fonction ou, si on nous a demandé de le faire pour mille raisons, il ne reste plus qu’à compléter.

L’IMPRÉVISIBILITÉ POUR FONDER LE RÉCIT
«L’inattendu est un élément important car fondateur de la création.»
L’inattendu est un élément important car fondateur de la création. Entrer dans un espace inconnu et encore plus dans une cavité, sans savoir ce que l’on va y trouver. On peut se cogner la tête contre quelque chose que l’on a pas anticipé, on peut tomber dans un gouffre, on peut être face à un animal dangereux, on ne sait pas du tout!
LA GROTTE
SE DÉPLACER DANS LE RÉCIT POUR LE PENSER DIFFÉREMMENT
«Occuper la Grotte, avec son corps.»
La Grotte est un espace tridimensionnel, une serre! Tout l’intérêt est effectivement de pouvoir occuper un espace avec son corps, avoir du mal à accrocher quelque chose, notamment et, pas que. Tout cela est constitutif de l’expérience totalement intéressante parce qu’elle oblige à se déplacer dans l’espace et à penser différemment.

LA FABRIQUE DES MONDES
LES GERMES DU RÉCIT
«LA FABRIQUE DES MONDES, là où peuvent jaillir des idées ou ce que l’on appelle des motifs du récit, c’est-à-dire des éléments d’histoire.»
Les trois dispositifs expérimentaux de LA FABRIQUE DES MONDES sont comme des béquilles, des espèces d’aides, qui sont fabriqués pour favoriser un état dans lequel peuvent jaillir des idées, ou ce que l’on appelle des motifs du récit, c’est-à-dire des éléments d’histoire. Une histoire complète ne va pas sortir là, tout de suite. On tire, on déroule et ce n’est pas grave s’il n’y a pas d’histoire: il y a des germes du récit.
ÊTRE ENTRE LE DEDANS ET LE DEHORS DU RÉCIT EN COMPOSITION
«LA FABRIQUE DES MONDES nous transporte dans un état quasi hypnagogique, ce moment si singulier entre l’éveil et l’endormissement.»
LA FABRIQUE DES MONDES plonge chacun·e dans un état singulier qui se rapproche le plus possible de la situation hypnagogique, ce moment où l’on est entre l’éveil et l’endormissement. On est entre les deux, entre ce moment où l’on n’est pas complètement réveillé, en train de réfléchir, d’estimer, de juger, de rationaliser tout ce qui se passe, et ce moment où l’on n’est pas non plus complètement en-dehors… et c’est là, précisément, que jaillissent les idées.

L’APPROPRIATION COLLECTIVE DE LA FABRIQUE RÉCIT
«Une réelle incertitude fructueuse s’installe, jusqu’à ce qu’émergent les premiers éléments constitutifs du récit.»
LA FABRIQUE DES MONDES requiert une familiarisation collective: tout le monde n’est pas à la même vitesse, tout le monde ne réagit pas de la même manière aux mêmes stimuli évidemment… S’installe, alors, une réelle incertitude fructueuse, jusqu’à ce qu’émergent les premiers éléments constitutifs du récit. On voit, alors émerger des composantes du récit, de façon complètement imprévue. Le processus est co-créatif: il se passe quelque chose, on participe, alors, toutes et tous à la création et cela fonctionne en retour.

UN VOYAGE DANS LE TEMPS POUR UN RETOUR AUX ORIGINES DU RÉCIT
«Et là, le voyage en compagnie de tous les autres est une co-création, un co-voyage!»
Je suis frappé par le fait que LA FABRIQUE DES MONDES m’est apparue comme un voyage dans le temps, un retour aux origines. Le passage de la Grotte – qui est en fait une serre – à la Chambre Noire, qui est une yourte noire, se fait exactement dans le sens inverse du chemin qui s’est réellement tramé dans l’évolution du chamanisme nord-eurasiatique et nord-américain. Il y a deux types de chamanisme , celui avec la tente claire et celui avec la tente sombre pour la même idée de faire un voyage mais avec des techniques utilisées différentes.
D’une part, dans la tente claire, un chamane – un spécialiste et professionnel de l’écriture et du partage du voyage. Il est debout et tout le monde est assis et le regarde. Et personne ne participe autrement qu’en regardant, en écoutant, comme un spectacle. Le voyage est ainsi perçu comme un voyage imaginaire. Or, pour lui, le voyage existe réellement, et pour transmettre son voyage, il est obligé de parler, d’expliquer, de dire ce qu’il voit, de mimer et donc de bouger dans l’espace aussi. La relation entre le chamane et le public est ici une relation hiérarchique. D’autre part, la tente noire correspond à une période plus ancienne, parce que l’on sait qu’il y a eu une évolution du chamanisme: on est passé de la tente sombre à la tente claire. Dans la tente sombre, dans l’obscurité, le chamane peut être n’importe qui. Et celui qui joue le rôle du chamane est allongé au centre de la tente, les autres sont autour. C’est donc une relation hétérarchique, c’est à dire un type de relation qui privilégie l’horizontalité et non un rapport vertical. Et là, le voyage en compagnie de tous les autres, c’est une co-création, un co-voyage.