Samira Bourgeois-Bougrine
Samira Bourgeois-Bougrine est maîtresse de conférences en psychologie et ergonomie cognitive à l’Université Paris Cité. Ses premiers travaux de recherche ont porté sur l’analyse et le contrôle du risque d’erreurs et d’accidents lié à la baisse de vigilance, à l’augmentation de la fatigue et de la charge de travail dans des domaines à risques. Depuis 2010, elle explore les démarches adoptées naturellement par l’humain pour résoudre des problèmes, gérer les contraintes et prendre des décisions dans divers domaines allant des situations à risque à l’écriture de scénarios de fiction.
— Dans le cadre de sa 5ème saison – l’équipe du StoryTANK a souhaité tenter une nouvelle expérience, sous la houlette de 6 chercheurs captivés et captivants. Il s’est agi de tester et filmer le surgissement d’idées de récits dans des dispositifs expérimentaux créés par LA FABRIQUE DES MONDES, dispositif unique en Europe qui se construit au Groupe Ouest depuis 2023, sous l’égide du Ministère de la Culture français.
L’expérience a été proposée à 6 scénaristes ou cinéastes, venus de 6 pays d’Europe. Le StoryTANK permet ici d’explorer et éclairer la pratique.
Décryptage, ci-dessous, par Samira Bourgeois-Bougrine, au fil de son retour d’expériences.
ÉCHAFAUDER LE RÉCIT, AVEC OU SANS AMBIGUITÉ
«La technique du “scaffolding” / de l’échafaudage pour une concrétisation croissante du récit, pour toujours aller plus haut dans la quête.»
Au sein du StoryTANK cette année, j’ai réfléchi à un outil que l’on utilise en recherche, qui est le «need for closure» / besoin de clôture. Certaines personnes ne supportent pas l’ambiguïté: une fois qu’elles ont une bonne piste, elles vont l’attraper et vont élaborer autour. Elles vont se décider très vite, ou du moins plus vite que certaines personnes que l’ambiguïté ne gêne pas. Avec plus d’ambiguïté, il y a alors une approche dialogique dans la composition du récit. Ne pas fixer, ne serait-ce que le genre du personnage principal, montre une ouverture plus forte à tout ce qui peut arriver. Deux approches qui sont fondamentales dans l’accélération du rythme, dans la technique de «scaffolding» / de l’échafaudage pour une concrétisation croissante et par paliers, pour aller toujours plus haut dans la quête.
LA GROTTE
COMPOSER LE RÉCIT : CHEMINER DANS L’HISTOIRE
«Toutes ces images ne sont, en aucun cas, une fin en soi mais un moyen de transport.»
Ce n’est, en effet, pas le visuel que l’on cherche, ce n’est pas là où l’on va. Toutes ces images ne sont, en aucun cas, une fin en soi mais un moyen de transport.

FAIRE LE RÉCIT : LE PRENDRE, LE DÉCOUPER, LE RASSEMBLER
«Avec la Grotte, on arrête de se dire que l’idée est seulement cérébrale, l’idée est aussi en-dehors de soi-même: elle est là.»
Quand un des groupes a dessiné des guêpes tournoyantes sur un papier, au centre, qu’ils ont accroché assez tôt, pour peupler le plafond de la Grotte: les guêpes suspendues par des fils avec les pinces sont devenues centrales et leur bloquaient le chemin, les gênaient. L’idée est de savoir comment cette action suivie d’une autre a pu influencer les idées suivantes du récit en marche.

LA CHAMBRE NOIRE
CONJUGUER LES EXPÉRIENCES INDIVIDUELLES ET COLLABORATIVES D’ÉLABORATION DU RÉCIT
«La Chambre Noire apporte sécurité et intimité pour déployer le récit.»
La Chambre Noire apporte de la sécurité et de l’intimité: deux éléments très importants pour la constitution du récit. Quand on se sent dans un environnement safe: où il n’y a pas de menace, où l’on peut s’exprimer, où l’on a moins de jugement, sans regard extérieur. Il y a, également, l’obscurité et enfin la posture. Nous sommes assis·e·s, un peu vautré·e·s, très à l’aise, les bras ou les jambes étendus, même si l’espace est relativement restreint, et d’autres, avaient quasiment les genoux sous le menton, une attitude un peu crispée sur eux-mêmes. Une expérience d’élaboration très individuelle du récit, contrairement au jeu, en groupe, pour le Plateau, une expérience d’élaboration collaborative du récit.
JOUER AVEC LE CERVEAU POUR SIMULER LES COMBINAISONS DU RÉCIT
«On a besoin de moments où l’on bloque l’information visuelle, parce qu’elle perturbe et ne nous laisse pas accéder à notre mémoire profonde, à nos sentiments»
On a besoin de moments où l’on bloque l’information visuelle, parce qu’elle perturbe et ne nous laisse pas accéder à notre mémoire profonde, à nos sentiments. Au niveau du cerveau, on a un centre de contrôle qui regarde à l’extérieur et à l’intérieur, c’està-dire qu’il va diriger notre attention vers quelque chose qui nous fait peur, par exemple un animal dangereux. Ou, par exemple, dans un environnement sécurisé, il va l’orienter vers l’intérieur. Et donc, quand on ferme les yeux ou quand on est dans l’obscurité, ce centre de contrôle est un peu mis en sourdine, un peu éteint. On accède alors à la mémoire profonde, et il y a des choses nouvelles qui émergent, en nous orientant vers des combinaisons intéressantes pour composer le récit, les simuler mentalement.

L’ABSTRACTION COMME IMPULSION DU RÉCIT
«Lorsque l’on est dans l’obscurité et que l’on a ce sentiment de sécurité, on traite l’information de façon globale: on voit la forêt et non plus l’arbre.»
Le sentiment de sécurité ressenti dans la Chambre Noire est l’un des déclencheurs de ce que nous appelons le traitement global. Pour simplifier: le traitement concret est quand on regarde un arbre et, le traitement global est quand on regarde la forêt. Donc, lorsque l’on est dans l’obscurité et que l’on a ce sentiment de sécurité, on traite l’information de façon globale. Et lorsque le traitement de l’information est global, on pense de manière abstraite.