Jan Schomburg – français

Scénariste & Réalisateur (Allemagne) qui a contribué à la conférence-table ronde 04 : Création de récits : l’affaire de tou·te·s ?

in English

Jan Schomburg a écrit et réalisé des films (Above us only sky – 2011, Forget my Self – 2014, Divine – 2020), a écrit des scénarios avec Maria Schrader (Stefan Zweig – Farewell to Europe, I’m your man) et a écrit deux romans (Das Licht und die Geräusche – 2017, Die Möglichkeit eines Wunders,- 2024).

En secret, il a même écrit et réalisé des sketchs comiques pour la télévision allemande.  Ses films ont été projetés à la Berlinale, à Locarno, à Rotterdam, à New York, entre autres. Il a reçu le prix du cinéma allemand pour le scénario de I’m your man, le film Stefan Zweig – Farewell to Europe a remporté le prix du public de l’Académie européenne du cinéma. En 2024, il est l’auteur principal et le showrunner de « L’argent des autres » (WT), une série télévisée internationale en huit parties pour ZDF et DR.

— un entretien réalisé par Guillaume Desjardins – auteur et réalisateur, membre de Les Parasites de films documentaires et enregistré aux Champs Libres (Rennes), en décembre 2023, dans le cadre de la saison 04 du StoryTANK : « Quelles histoires pour notre temps ? ».

Jan Schomburg

Le récit : sa responsabilité envers l’art

« Écouter les détails et à les laisser se développer d’eux-mêmes. »

Décomposer le processus d’écriture : des détails au général.

J’ai écrit des scénarios et des romans, j’ai réalisé quelques films et je suis, ce que l’on appelle aujourd’hui : showrunner. Showrunner a de nombreuses connotations et interprétations, notamment en Europe.

J’ai participé à un workshop organisé par des producteurs européens « The Creatives » qui questionnait la série, son existence dans le paysage de la création, la potentialité d’un réseau européen et plus précisément ce qu’est la narration européenne, en termes de série. Chacun de ces producteurs a demandé à un scénariste de ces différents pays de venir pour réfléchir, écouter, contribuer. Cette semaine a en quelque sorte révolutionné ma manière de penser, en termes de ce qu’est une idée et de la façon dont on peut inviter le hasard et aussi le collectif dans le processus de son développement.

Quand nous acquérons une certaine maturité professionnelle, nous nous développons souvent dans un sens où l’on sait déjà où l’on va. Un processus structurel que nous avons décomposé, du général aux détails. Nous avons appris à écouter les détails et à les laisser se développer d’eux-mêmes, d’une manière ou d’une autre. Je me suis distancé de mon propre processus industriel d’écriture alors que j’étais un peu coincé dans un chantier d’écriture sur 8 épisodes inhérents à un scandale financier. Une décomposition qui m’a vraiment beaucoup inspirée.

« La structuration de narration d’un film explique, en partie, pourquoi notre planète est là où elle est aujourd’hui, dans la mesure où l’individu est ultra-valorisé et le collectif, que trop peu. » 

La structure dramatique classique et narcissique du récit.

Une histoire au cinéma est surtout vue comme un récit, à partir d’un personnage et l’identification du public inhérente liée souvent à un qui a un problème particulier. Il s’agit principalement de problèmes binaires qui apportent différents concepts dans la structure dramatique comme celui de “vouloir et avoir besoin”. Donc il y a un but que le personnage vise, mais une vérité plus profonde stimule potentiellement une autre finalité. Or, à différents égards, je ne pense pas qu’il y ait une vérité plus profonde et qu’il faille choisir entre ces deux aspirations comme l’impose, en quelque sorte, l’histoire d’un film. Un problème correspond à un personnage et nous suivons un personnage qui anticipe ce problème. Et d’une manière ou d’une autre, dans la plupart des films, le monde autour de ce personnage est organisé à travers ce problème. Tout ce qui se passe autour de lui, en arrière-plan, ajoute d’une manière ou d’une autre une complexité ou de l’aide à ce problème. Une organisation plutôt étrange et narcissique de voir le monde, qui, d’une certaine manière, serait donc organisé juste pour le personnage en question. J’ai le sentiment que cette structuration de narration explique, en partie, pourquoi notre planète est là où elle est aujourd’hui, dans la mesure où l’individu est ultra-valorisé et le collectif, que trop peu.

Toutes ces histoires fonctionnent comme des histoires de « messie », qui sont en quelque sorte des histoires « de Jésus », comme Harry Potter, Le Seigneur des anneaux, ou encore Star Wars : « OK, vous êtes maintenant responsable du destin du monde et vous êtes la personne la plus importante de la planète ». Ce qui déclenche un certain type de sentiment intense et en même temps, totalement suranné, totalement dépassé. D’une certaine manière, du moins pour moi, ces récits, précisément, ne correspondent pas à ce qu’est le monde en ce moment. Il a quelques exemples de récits qui ne fonctionnent pas nécessairement sur le même modèle. Et j’ai toujours été intéressé par ce genre de récits. Un exemple très étrange d’un récit qui fonctionne – dans un sens différent – est, par exemple : Pirates des Caraïbes. Dans la première partie de Pirates des Caraïbes, il est très clair qu’Orlando Bloom devrait être le personnage principal. Parce que son père était un pirate, il est lui, en tant que fils, du bon côté et tout le conflit dramatique est basé sur son personnage. Mais personne ne s’intéresse à son personnage parce que tout le monde aime regarder évoluer Jack Sparrow. Mais Jack Sparrow n’est pas un personnage dramatique au sens classique du terme. Il n’a pas de véritable développement, il n’a pas de conflit de ce genre. C’est juste un farceur qui est toujours un personnage secondaire normalement. Il y a tellement d’histoires qui ont une structure dramatique classique et qui sont vraiment mauvaises. Et il y en a quelques-unes qui sont vraiment incroyables car intenses et surprenantes… !

« Le conflit est juste un élément parmi toute la gamme des interactions humaines, du comportement humain, de ce qui nous intéresse dans un film. »

Le conflit dans le récit.

Lorsque j’écris pour une série, très souvent, le conflit n’est pas ce qui m’intéresse dans une scène. Parce qu’il y a tellement de gens qui donnent des notes sur les scénarios dans ce contexte industriel d’une série par exemple. Je dois écrire très vite, je sais que dans leur idée de structure, elle n’est pas encore configurée d’une manière classique mais quelque chose dans la scène me semble bon et n’est pas forcément le conflit. Telle une idée différente de la façon dont nous pourrions vivre ensemble peut-être. Les étapes suivantes me permettent de structurer le récit de cette scène, à ce qu’elle puisse être vue dans la structure classique.

Les frères Coen, par exemple, ont souvent une structure dramatique très spécifique. Par exemple, dans Fargo, les bons et les mauvais personnages ne se mélangent pas. Par exemple, McDormand n’a pas de côté obscur. Mais très souvent, à un moment donné, tout mène à une confrontation. Mais la confrontation n’a pas lieu. Il y a juste un vide et soudain, on voit deux personnages discuter pendant une demi-heure. Par exemple, dans la série que j’écris, il y a une procureure qui travaille, sur un temps long, pour que les gangsters soient jugés. Et enfin, il y a le grand procès. Il y a, normalement, une confrontation au tribunal, dans la scène du procès où elle souhaiterait prouver, devant tout l’audience, qu’ils sont coupables… Et cette procureure indique qu’elle n’aime pas être personnellement impliquée parce qu’il s’agit d’une idée collective de la loi appliquée et ce n’est pas un souhait, à titre personnel, de vouloir les punir. Elle ne se rendra pas au tribunal. Un collègue la remplacera. D’une certaine manière, avec cette alternative, on va ailleurs que dans la confrontation classique par exemple. J’ai le sentiment qu’il y a beaucoup de conflits. Le conflit est juste un élément parmi toute la gamme des interactions humaines, du comportement humain, de ce qui nous intéresse dans un film. Je n’ai rien contre les conflits, mais je pense qu’il y en a tellement, que le conflit rétrécit vraiment l’histoire. Alors qu’elle peut être, simplement, plus large.

« Développer un récit à partir d’une logique d’interaction différente de celle de l’opposition. »

L’interaction dans le récit.

Il y a un certain type de récit qui émerge de différentes structures. Par exemple, si on considère une boîte vide, en quelque sorte, c’est également une boîte dans laquelle on met quelque chose. Si nous travaillons, à partir de la structure générale vers les détails, s’impose une certaine limitation. De même, à l’inverse, si nous travaillons uniquement, à partir des détails vers le général, s’impose également une certaine limitation. Les structures peuvent aider à être inspiré, mais je les considère comme des outils, utiles si vous êtes bloqués, hors du flux narratif. Si nous les considérons comme des règles, beaucoup de films se ressemblent et c’est un peu ennuyeux.

D’une certaine manière, dans le processus d’écriture, j’essaie d’entrer dans une sorte d’état hypnotique. À regarder les choses précises d’une scène définie : « Il y a quelqu’un assis là, quelqu’un descend là-bas… Oh, il y a un sac à dos. Y a-t’il quelque chose dans le sac à dos ? Quel est ce bruit ? » … J’essaie de méditer sur la situation à l’instant -t et d’étudier ce que l’endroit créé me demande. Pour ouvrir à d’autres idées, pour initier des tournants. J’ai le sentiment que les récits que nous composons devraient s’éloigner du principe : « ça c’est l’autre et ça c’est nous » qui crée une frontière entre les deux. Nous devrions raconter des histoires qui montrent comment cette frontière peut être franchie, comment nous pouvons avoir une logique d’interaction différente de celle de l’opposition. Ces grandes histoires dont je parlais plus tôt, comme Le Seigneur des anneaux, quand on le revoir aujourd’hui, pour moi, l’histoire est si mauvaise et, d’une certaine manière, l’histoire est fasciste, avec les seuls blancs qui sauvent la terre. C’est une histoire bizarre et cette opposition entre gens mauvais et gens bons est vraiment problématique.

« L’art, en général, est aussi là pour mettre en lumière que le comportement humain, l’interaction humaine peuvent suivre une logique différente de celle, par exemple, de notre logique capitalistique ou guerrière. »

Le récit : une offre ouverte.

Je pense que l’art, en général, est aussi là pour mettre en lumière que le comportement humain, l’interaction humaine peuvent suivre une logique différente de celle, par exemple, de notre logique capitalistique ou guerrière. Et qu’il peut y avoir des visions, de la stupidité, de l’ironie, des absurdités… tout ce que la politique a perdu. En se plaçant en « forces de la raison », on considère comme totalement irrationnel et déraisonnable un grand nombre de pas de côté. Je pense que c’est pour moi l’une des principales raisons de raconter des histoires, en dehors du divertissement. Un récit est aussi principalement une offre : une offre ouverte. Je veux dire, bien sûr, si j’écris une scène, j’ai en quelque sorte une idée pour elle et j’ai également une sorte d’idée de ce qu’un spectateur en fera, de la façon dont elle ou il la percevra. Mais bien sûr, il est aussi possible qu’elle soit perçue totalement différemment. Personnellement, j’aime aussi un traitement ironique sur la même scène qui dirait : « Oh, mais c’est aussi l’inverse ! ». J’aime beaucoup quand les scènes sont en quelque sorte dialectiques et qu’elles démontrent les deux angles.

J’ai déjà fait un film sur une femme qui perd la mémoire et qui doit donc, reconstruire sa personnalité. À un moment donné, elle veut rencontrer sa mère, qu’elle a complètement oubliée. Elle se rend donc dans une maison de retraite et on apprend que sa mère souffre d’amnésie, de démence, d’Alzheimer. Elle rencontre cette femme, elles ne se souviennent pas l’une de l’autre, mais on remarque qu’il y a une sorte de connexion entre elles – génétique, biologique plus profonde. Et à un moment donné, une infirmière arrive et dit : « Oh, ce n’est pas votre mère. Vous vous êtes trompée. » La construction du récit amène cette scène qui peut donner un sentiment très intense, pluriel aux spectateurs. Un sentiment avec lequel j’aime jouer si possible.

« Ouvrir la porte à une autre perception de la réalité. »

La responsabilité du récit envers l’art.

J’aime beaucoup que les gens me racontent des/leurs histoires. Très souvent, l’inspiration émane de ces récits. J’aime écouter les gens parler de ce qu’ils ont vécu. Pour moi, écrire est une capacité à regarder et à écouter, à voir certaines choses devenir quelque chose de spécial. C’est plus une capacité à prendre un cadeau qu’à en créer un. Je pense qu’il s’agit surtout de regarder les gens et de les écouter. J’ai le sentiment qu’il est devenu un peu plus difficile de suivre un chemin « privé », intime dans la façon dont on raconte une histoire parce qu’il y a beaucoup de peur, non seulement chez les jeunes scénaristes mais également chez les producteurs et les distributeurs. Si nous parvenons à garder en nous toutes ces voix qui viennent à nous, nous parvenons à écouter, depuis l’intime, pour voir le monde d’une manière très unique. Beaucoup de jeunes essaient vraiment de s’intégrer dans ce qui existe déjà. L’intime est un endroit très fort et important pour les gens qui ont un angle privé. La seule responsabilité que nous avons est celle envers l’art et la logique de l’art. Une responsabilité politique, en quelque sorte, non pas dans le sens où nous sommes responsables de stopper le changement climatique ou autres mais dans celle d’ouvrir la porte à une autre perception de la réalité.