Sociologue et urbaniste (France) qui a contribué à la table ronde 03 : Cartographier l’imaginaire.
Anne Querrien est une sociologue et urbaniste française. Ses recherches portent sur la politique de la ville et du logement social, mais aussi sur l’école comme « espace à libérer », ou encore sur le genre ou la dualité sexuelle.
Animatrice entre autres du Mouvement du 22 mars à Nanterre et à Paris en 1968, elle a été secrétaire générale du CERFI (Centre d’Études, de Recherches et de Formation Institutionnelles) créé par Félix Guattari dans les années 1970, où elle se lia d’amitié avec, entre autres, Guy Hocquenghem.
Elle participe à la rédaction des revues “Annales de la recherche urbaine”, “Chimères” et “Multitudes”.
— un entretien réalisé par Antoine Le Bos, scénariste et directeur artistique du Groupe Ouest, et enregistré aux Champs Libres (Rennes) dans le cadre de la série “Quels récits pour notre temps ?”.
Anne Querrien
« Saisir un sucre en morceau que l’on puise dans le réel et que l’on va faire immerger dans autre univers »
Le concept pour donner plus de goût.
Un concept est comme une pince à sucre qui saisit un sucre en morceau que l’on puise dans le réel et que l’on va faire immerger dans autre univers, pour donner plus de goût, créer quelque chose de différent.
« Le rhizome se forme ainsi, en allant d’une plante à l’autre et non à partir d’une centralité. »
Le rhizome pour créer, en réseau & en horizontalité.
L’idée du rhizome est à relier à la psychanalyse : l’association d’idées non hiérarchiques. Le rhizome est une image dite végétale, celle du réseau, avec l’idée que l’on peut repiquer la plante, à partir de n’importe quelle partie de celle-ci, sans avoir besoin de la graine. C’est le fait de transplanter, comme on le fait avec le riz, ou de multiplier les pommes de terre, en utilisant les pousses sur la pomme de terre elle-même. Le rhizome s’oppose à la racine, pour les plus rigoristes, mais les plantes à rhizome ont aussi des racines. Le rhizome se forme ainsi, en allant d’une plante à l’autre et non à partir d’une centralité.
Dans la fable de La Fontaine « Le chêne et le roseau » : le rhizome du roseau résiste beaucoup mieux au vent que le chêne aux racines robustes – que l’on croit communément. Moi qui suis formé à la rhizomaticité : j’aime l’herbe, j’en vois partout. Hors, je me rends compte que, généralement, quand on parle de plantes, on ne pense qu’aux arbres. L’herbe n’étant pas considérée comme une plante noble. On continue à penser le végétal de manière hiérarchique. Le chêne, particulièrement en Europe, étant considéré comme une symbolique de la souveraineté.
« Pas de téléologie. La vie ! »
La prolifération comme processus de création
La pensée deleuzienne, elle, est une pensée non souveraine. Guattari, qui s’est allié à Deleuze à un moment donné, s’intéressait beaucoup à la prolifération. Pas de téléologie. La vie ! Contrairement à beaucoup d’adeptes de Deleuze et de Guattari, qui sont actuellement préoccupés par l’effondrement… C’est justement la prolifération qui se développe, qui continue, en prenant des formes différentes.
« En s’enfermant dans un territoire existentiel, on ne peut pas vraiment créer. »
La déterritorialisation pour aller au-delà du territoire existentiel
Le concept qui me plaît le plus, et qui est lié à tout cela, c’est la déterritorialisation – que je trouve absolument fascinant. La déterritorialisation se rapporte à l’idée de flux : qui signifie que, dans le monde qui nous entoure, y compris dans cette matérialité apparemment rigide, les électrons circulent. Le flux est omniprésent, même dans le marbre sous nos pieds. Les psychothérapeutes indiquent que lorsqu’ils sont avec un patient, celui-ci est généralement déterritorialisé, dans le sens le plus trivial du terme. Le travail de la thérapie est de le reterritorialiser afin de restaurer ce que Guattari a appelé : le territoire existentiel, dans sa cartographie. L’idée était que la thérapie devait construire au-delà de ce territoire existentiel, permettre la communication avec d’autres productions humaines, pour créer autre chose, notamment dans les mondes artistiques et créatifs. En s’enfermant dans un territoire existentiel, on ne peut pas véritablement créer. On peut se sentir mieux, peut-être.
Pour Guattari et Deleuze – ce que je partage également -, la déterritorialisation est dans la matière physique et se transmet par l’esprit humain, d’abord par notre inconscient. Pour les schizophrènes, les « déments », pour celles & ceux qui ne sont pas reterritorialisés, dans les hôpitaux psychiatriques et autres, qui n’ont pas suffisamment exaspéré les autres, dans la société pour être reterritorialisés.
« Se déplacer dans un espace elliptique. »
La cartographie pour étudier le contact avec l’autre
La notion de cartographie est arrivée un peu par hasard. Guattari avait des liens avec Deligny. Deligny est allé à la clinique de La Borde à un moment où il ne pouvait plus rester dans les Cévennes, dans les années 1960. Je l’ai vu à La Borde en 1965. Et Deligny, pour vivre avec des enfants, pas seulement autistes au sens habituel, mais non verbaux – pour des raisons que les Américains diraient pathologiques, physiques -, pour vivre avec ces jeunes comme des êtres humains : a dû rompre avec l’hypothèse lacanienne selon laquelle ce qui caractérise l’être humain est le langage.
Comme je l’expliquais dans la table ronde — Deligny a littéralement pris, sous son aile, un petit garçon de 8 ans : Janmari, qui tournait sur lui-même en hurlant. Aucune institution ne voulait le garder, sauf s’il était attaché. Sa mère le confia à Deligny puisque la situation était complexe à La Borde, Deligny était là quand il est arrivé, Deligny l’a emmené dans les Cévennes, chez lui. Il a créé une petite communauté avec un certain Jacques Lin, qui est toujours là – dessinateur industriel et non, artiste. Deligny s’en prend alors à Jacques Lin, qui ne supportait pas Janmari, et lui propose : « Puisque tu es dessinateur, tu peux dessiner tous les mouvements de Janmari, tu le suis, et chaque fois qu’il crie et qu’il tourne sur lui-même, tu dessines un cercle sur sa carte de suivi. » Jacques Lin a commencé à travailler sur ces cartes.
Au début, ils se sont rendus compte que Janmari se déplaçait dans un espace elliptique qui tournait autour de la résidence de Deligny et de Jacques Lin. Il établissait avec eux un contact humain, autre que le simple fait de prendre des repas ensemble. Et même quand il disparaissait, c’était dans le cadre de ces ellipses, dans lesquelles il trouvait aussi des sources d’eau. Les cartes ont montré des résultats surprenants, dans la manière d’initier les chemins initiés par Janmari et d’autres enfants traités par Deligny… Il y avait les chemins fonctionnels qui les conduisaient là où ils mangeaient. Et Deligny a nommé comme coutumière l’organisation de l’espace fonctionnel quotidien, en montrant que ces enfants – cela rejoint la territorialité – avaient besoin d’un espace mental extrêmement répétitif, dans lequel ils créaient d’autres chemins, qu’il appelait des « lignes d’erre ». Nous n’avions aucune idée de ce à quoi servaient ces lignes d’erre, où elles allaient, mais elles étaient toutes contraintes dans le même espace global défini.
« Superposer les cartes pour découvrir la structure. »
Le calque comme outil de lecture de la carte
Guattari et Deleuze étaient intrigués par ces cartes. Elles ont été la base de tous les textes de Rhizome, ce qui me fait toujours me demander pourquoi ils ont si ardemment soutenu que les cartes et les calques n’étaient pas à mettre sur le même plan. Deligny avait pensé à superposer les cartes, qui étaient faites sur du papier calque. Et il a vu qu’il traçait les espaces dont je parlais tout à l’heure, en superposant les cartes. Et ils ont aussi fait une carte par enfant, et en superposant les cartes, ils ont découvert la structure. Pour moi, il n’y a pas cette opposition présente dans le texte entre le calque et la carte : le calque est un outil de lecture de la carte.
« La réalité dans les flux, le monde imaginaire dans le territoire existentiel, le symbolique et la machine. »
Une cartographie du monde
J’ai été fascinée par le texte de Guattari intitulé “Cartographies schizoanalytiques”. C’est une forme de cartographie qu’il – selon moi – utilisait dans ses thérapies, mais c’est, en fait, véritablement une cartographie du monde. Il y a quatre pôles : il y a les flux dans la matière physique – la matière à des flux, on en a parlé plus tôt. Il y a les territoires existentiels qui sont le résultat de la déterritorialisation puis de la reterritorialisation de cette matière.
Et via cette déterritorialisation puis cette reterritorialisation, à l’intérieur des territoires existentiels : on produit ce qu’il appelle des univers immatériels composés de toutes les productions civilisationnelles abstraites, générées par les humains – qui sont multiples et non uniques comme on nous l’a appris à l’école. Dans lesquelles il y a beaucoup à explorer… On a donc les trois pôles de Lacan : la réalité dans les flux, le monde imaginaire dans le territoire existentiel – c’est là que l’on revient aux histoires – et le symbolique, qui est tout ce que l’on produit, comme la musique, les mathématiques, la philosophie…
Et il y a un quatrième pôle – les purs guattariens seraient en opposition mis Guattari le nomme le phylo-machinique, c’est-à-dire que l’humanité et la matière combinées ont produit toute une série d’alliances matérielles et techniques : les machines, qui, en généalogie, sont un peu comme les espèces animales. L’intersection entre les univers immatériels, c’est-à-dire les diagrammes abstraits et les flux produits par les machines.
« Dans la vie, il y a toujours ces rencontres hétérogènes au cœur du monde réel, justement en concomitance, qui vont produire autre chose. »
La machine comme puissance de création
La notion de machine chez Guattari est assez particulière. Dans le livre intitulé “Psychanalyse et transversalité” – un recueil d’articles que Guattari avait publiés et qui ont été diffusés dans différentes revues – il y a un texte intitulé “Machine et structure“. Et dans ce texte, il y a la note numéro 1, où Guattari établit des séries avec des choses hétérogènes, qu’il associe à un troisième terme, que j’appelle une machine.
Je trouve ça remarquable, parce que ça donne, à la machine, la capacité de traiter un nombre énorme de situations, de la voiture à la centrale nucléaire… jusqu’aux relations. Disons – par exemple – ici, aux Champs Libres à Rennes, on a un planétarium et une exposition sur la paléontologie qui sont présentés ensemble et pour certains visiteurs, un lien va se créer entre ces deux idées qui pourrait aboutir à faire un film ou autre.
Dans la vie, il y a toujours ces rencontres hétérogènes au cœur du monde réel, justement en concomitance, qui vont produire autre chose, même si ce n’est qu’une image poétique, qui pourra être partagée dans le monde entier. D’autres viendront s’y ajouter et la transformer à l’aide d’autres objets. Je trouve ça très puissant. C’est une machine, très simple.
« Le corps-sans-organe, c’est l’émergence non fonctionnelle du désir. »
Le corps-sans-organe : un retour à l’œuf originel
Dans “L’Anti-Œdipe” et dans “Mille Plateaux” de Deleuze et Guattari, il y a la question de savoir comment composer un corps-sans-organe. Dans ce cas, un corps-sans-organe aussi lisse qu’un œuf – l’œuf étant la métaphore de la production, de la germination, de la naissance… Comment se débarrasser de toutes ces fonctionnalités, de ces composés organiques, pour se transformer en un œuf qui deviendra autre chose ?
Il y a le concept du devenir : devenir femme, devenir animal, devenir plante. C’est tout ceci que l’on retrouve dans “Mille Plateaux”. C’est un concept qui vient d’Artaud. Et Artaud était vraiment schizophrène. Les schizophrènes, de temps en temps, voient leur corps ou leurs mains partir ailleurs ou ils perçoivent, tout simplement, leur corps. Comme décrit dans “L’Anti-Œdipe” : comme un œuf sur lequel tout glisse et rien ne colle. Ce sont des sensations extrêmement violentes que l’on ne vit pas. Le corps-sans-organe, c’est l’émergence non fonctionnelle du désir. Le corps-sans-organe, c’est essentiellement un retour à l’œuf originel.
« Dans la musique classique, la ritournelle est un retour au thème. C’est ce que tout le monde attend. Pour moi, c’est l’inverse. »
La ritournelle comme une reterritorialisation
La ritournelle, par exemple, est un peu comme une reterritorialisation. Dans la musique classique, la ritournelle est un retour au thème. C’est ce que tout le monde attend. Pour moi, c’est l’inverse. J’attends toujours un nouveau thème. Je n’écoute pratiquement que de la musique contemporaine. Dès que j’ai entendu trois fois la dite ritournelle, je cherche autre chose !
© Photos Brigitte Bouillot
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