Chercheuse en neurosciences (France & Liban), qui a contribué à la conférence-table ronde 04 : “Création de récits : l’affaire de tous ?“
Samah Karaki est une neuroscientifique franco-libanaise. Elle a fondé et dirige le Social Brain Institute (SBI), une association qui utilise les savoirs de la science cognitive pour gérer des enjeux environnementaux et sociaux.
Son premier livre, “Le talent est une fiction”, est paru en 2023 dans le label Nouveaux Jours, chez Lattès (Le Livre de Poche, 2024). Elle y déconstruit la mythologie entourant les histoires de réussite individuelle.
— un entretien réalisé par Vassili Silovic, auteur et réalisateur de films documentaires, et enregistré aux Champs Libres (Rennes) dans le cadre de la série “Quels récits pour notre temps ?”.
Samah Karaki
Le récit, avec empathie.
« L’acte de création consiste à nager, à contre-courant de nos propres flux existants. »
Accepter la complexité du récit pour accepter l’autre.
Nous sommes toutes & tous des conteur·se·s : à la minute où nous ouvrons les yeux sur le monde, nous percevons et créons des images et des significations. La difficulté réside en la perception d’un monde déconnecté de nos perceptions passées. Il nous est facile de partager des douleurs que j’ai vécues ou similaires à celles que j’ai vécues. Il nous est, par contre, complexe d’entrer dans la perspective d’un individu ou d’un groupe que je ne connais pas, avec qui je n’ai pas partagé d’expériences communes. L’acte de création consiste à nager à contre-courant de nos propres flux existants. Ce qui peut être considéré comme un effort ou le résultat de l’effort en lui-même. Si nous décidons activement de décrypter nos pensées, de l’intérieur, et de réfléchir à ce que nous dirions, comment nous comporterions-nous ? Quelles seraient les raisons qui stimuleraient un comportement que nous jugerions comme mauvais ? En fonction du degré de connaissance de l’autre – de la simple rencontre et écoute d’un individu abordé pour la première fois, à un être cher – quand l’attention accordée est couplée à une appréciation positive de l’histoire contée et partagée, nous ne sommes pas, ici, dans le cadre d’un effort. C’est d’ailleurs une marque d’amour en soi : accepter l’autre comme une personne complexe, prendre en compte sa narration comme aussi complexe que la mienne.
« Le récit peut m’aider à me connecter à l’autre : avec empathie. »
Le récit : un raccourci vers l’existence et la réalité de l’autre.
L’ouverture et l’intérêt pour l’autre existent parce que la rencontre est effective et qu’un échange notamment de questions est possible et que l’on vit le moment, en proximité. Un expérience personnelle que permet également la littérature : nous plongeons dans la réalité de quelqu’un d’autre et la capacité de la fiction à nous influencer est telle qu’elle élargit notre perspective du monde. Le récit est un raccourci vers l’existence et la réalité de l’autre. En neurosciences et en sciences cognitives, nous parlons d’attribution fondamentale : l’erreur est quand nous agissons, nous analysons nos comportements dans leurs contextes, nous expliquons nos comportements en les mettant au centre des conditions qui nous ont amené à agir et nous n’avons alors que trop peu d’intérêt envers les autres, uniquement pour expliquer nos propres comportements. Le récit peut m’aider à étudier les contextes et conditions qui stimulent nos actions, en connexion avec l’autre : avec empathie.
« Pour moi, les artistes sont au centre de la vie et, non pas, aux marges de celle-ci. »
L’art est politique.
Pour moi, les artistes sont au centre de la vie et, non pas, aux marges de celle-ci. Ils sont plus engagés, notamment dans leurs interactions avec l’autre. Nous avons l’idée répandue que les artistes sont narcissiques. Ils fouilleraient continuellement dans leurs propres émotions et sentiments. Or, ils vont au-delà de leur ego pour être témoins de ce que les autres autour d’eux vivent. L’art est donc politique. Être artiste est aller au-delà de sa propre expérience et de considérer l’expérience narrée comme située. Lorsque nous décrivons une histoire de famille, nous plaçons cette famille dans son environnement culturel et social propre. Il nous faut beaucoup de connaissances pour se sentir légitime à composer alors le récit. Des connaissances qui deviennent des expériences de vie permises par notre ouverture d’esprit, par l’acceptation de notre perception biaisée et par notre humilité pour considérer que l’autre – qui n’a pas eu la même vie que moi – a quelque chose de très intéressant à m’apprendre.
Tolstoï qui est parfois, lui même, un personnage quelque part dans son livre, compose un récit qui permet, à chaque fois, de donner la parole à un autre personnage pour changer complètement le regard : de la jeune femme à l’enfant, à l’homme, au militaire. Il déploie un espace permettant à chaque personnage de s’exprimer, de partager ce qu’il pense de tout cela, donc je vois ça comme si Tolstoï disait : “Je veux m’exprimer mais je vais plutôt intégrer cette voix à l’intérieur du personnage pour ne pas polluer les autres regards qui devraient être autour de ce personnage. » Ce qui demande beaucoup d’humilité, de connaissances, de recherches. Pour créer un récit ou toute autre œuvre, nous nous devons de puiser dans un bassin d’expériences qui incubent — « l’incubation », puis nous commençons à expérimenter, à partir de ces expériences. Nous expérimentons, nous faisons des essais et des erreurs et, à un moment donné : nous nous oublions, la narration nous ayant dépassé. Ce dépassement de soi demande beaucoup de disciplines.
« L’inspiration soudaine ne vient pas « de nulle part » mais est le fruit d’un processus complexe, d’une construction à part entière. »
Création du récits : un processus complexe.
Ce que nous considérons hâtivement comme de l’inspiration soudaine ne vient pas « de nulle part » mais est le fruit d’un processus complexe d’une construction à part entière, comme toute autre construction de pensée. Que l’on soit artiste ou scientifique, le processus de création repose sur nos expériences passées et notre expertise pour la mise en œuvre avec les contrôles et vérifications que l’ensemble « fonctionne ».
Le processus créatif n’est pas localisé dans le lobe gauche ou droit du cerveau mais engage en fait de nombreux circuits cérébraux, exécutifs qui permettent de donner un sens, en connectant avec nos expériences passées et ce que nous appelons : le réseau de l’imagination. Notre réseau cérébral dit « saillant » lit constamment des informations provenant de notre propre corps ainsi que des contextes environnants qui interagissent les uns avec les autres. Un artiste peut peindre pendant sept heures, mais ce moment précis de 7 heures n’est pas forcément un fil rouge de création pure et peut être un processus de production technique, autonome pour concrétiser le processus de création. À certains instants, un regard, un déplacement, un changement du pinceau touche au processus de création. Le produit de la création n’est donc pas que le fruit du talent et de ce que l’on appelle souvent « potentiel » mais d’un cycle complexe qui allie efforts et plaisirs.
Il y a du désespoir également avec la sensation de blocage, le sentiment d’être kidnappé de l’intérieur sans possibilité d’un recul extérieur sur la création en cours. Puis le cycle de production continu — les détails bloquants s’éloignent et on incube à nouveau pour expérimenter, tester, analyser les potentielles erreurs. L’œuvre est finalement réalisée, qui est donnée aux jugements de l’autre. Elle ne vous appartient plus. Le processus est collectif puisque nourri et inspiré de l’intérieur et de l’extérieur et, à travers, l’appréciation des autres, l’œuvre est elle-même collective. Les sens de toutes & tous se mélangent, les ressentis issus des expériences individuelles donnent naissance à une appropriation collective, parfois surprenante. L’inspiration soudaine n’est donc pas à dissocier de la discipline, de l’entraînement pour contrer les moments bloquants ou émotions négatives qui viennent freiner le processus.
Notre travail sur notre travail sur la disponibilité l’attention est précieux, comme celle que l’on donne à la lecture plus ou moins attentive d’un livre, ou l’écoute d’une histoire d’un proche. Comment la prise de notes est assurée ou non. L’ensemble compose des tactiques, astuces, outils pour organiser la pensée à intégrer dans le processus de création qui sont transmises, d’ailleurs, par des experts.
« L’intérêt du récit réside dans l’ouverture à l’incertain. »
S’abandonner à l’incertitude pour nourrir le récit.
Je ne sais pas qui a dit que « choisir, c’est exclure » : choisir de focaliser le regard construit le récit, à travers cette idée claire définie, notamment de l’endroit précis où vont évoquer les personnages. La force artistique, scientifique et entrepreneuriale se déploie dans les champs d’incertitude à protéger. L’intérêt du récit réside dans l’ouverture à l’incertain, qui nécessite de l’énergie. Pour accepter l’incertitude, nous confrontons notre cerveau à un vide et le cerveau déteste le vide et livre instantanément une narration, pour combler ce vide. Être dans une démarche artistique ou scientifique et refuser cette première histoire qui nous vient à l’esprit et donc de maintenir cette incertitude. Il nous faut abandonner l’obsession de la qualité de ce qui se crée, à cet instant précis. Nous nous devons de nous abandonner à l’incertitude, dans un premier temps et juger dans un second temps. Il y a, en effet, dans le cerveau : une compétition entre le réseau exécutif et le réseau dit « par défaut ». Nous ne pourrions pas écouter attentivement une personne et penser, en même temps, à quelqu’un d’autre : on se doit d’alterner vous alternez entre ces deux tâches. C’est la même logique pour notre cerveau. Nous avons besoin que le cerveau crée en mode « sommeil », puis passe à une autre fonction exécutive en jugeant ce que j’ai écrit. Et non en même temps.
« Il nous est impossible de séparer l’impact des prédispositions, de l’impact de l’opportunité que nous devons cultiver. »
Le contexte = l’impact de la création.
Nous ne sommes pas « multitâches » et nous sommes complexes. Le génie créatif n’existe pas ! Le penser pollue notre processus de création et d’apprentissage. Nous n’avons aucun trait fixe pré-déterminant. Démystifions ! Nous sommes génétiquement et biologiquement façonnés pour être nourris par nos expériences de vie, par notre environnement, par nos rencontres. Nous sommes, par définition, des « êtres plastiques » : notre cerveau et notre corps ne sont ni déconnectés, ni isolés du reste du monde. Nous devons reconnaître qu’il nous est impossible de séparer l’impact des prédispositions, de l’impact de l’opportunité que nous avons force à cultiver. Arrêtons d’être obsédés par la question de savoir si nous avons du talent ou non. Nous ne pouvons pas questionner le génie ou le talent de Lionel Messi en le transposant à l’époque de la Renaissance. Chaque personne, sa création, son talent, son impact dans la société s’explique parce qu’il était simplement là, au bon moment, entourées des bonnes personnes. Elles ont réalisé ce qu’elles ont réalisé grâce à ce contexte, tout en étant centrale dans le système établi. Il n’y a pas de génie, donc de génie solitaire. Dans l’histoire de la science ou de l’art, les personnalités ayant encore un impact aujourd’hui, sont toujours situées dans un écosystème qui représente, inspire – qui facilite l’accès à la création.
« Créer ensemble, c’est s’assurer que personne ne soit dans l’obsession de la hiérarchie. »
La construction collective du récit.
Il nous faut abattre les hiérarchies et les comparaisons inhérentes qui nous contraignent dans l’effort de construire quelque chose. En pensant que d’autres, par exemple, sont meilleurs que nous, nous nous empêchons et nous gaspillons notre énergie par cette compétition sociale. Même les sportifs lorsqu’ils sont sur le terrain oublient la compétition, ils sont complètement dans le flux de l’action, d’une seconde à l’autre : ils sont juste un corps, pour aller au-delà d’eux-mêmes. Comme les bébés, quand ils jouent sur leur tapis d’éveil : ils ne sont pas intéressés par une quelconque performance mais complètement engagés dans le flux de l’observation et de l’exploration. Le bébé crée alors du sens.
Globalement, quand nous sommes en présence d’autres personnes, le cerveau stimule une activation plus élevée – les circuits de représentation sociale étant activés. Une activité soutenue apportant, une meilleure qualité aux arguments exprimés, une plus grande exigence envers soi-même. Ce qui a été étudié notamment en Cour d’assises avec les jurés à qui est donné, dans le cadre du processus de jugement, l’occasion de partager leurs arguments, en présence de personnes de différents écosystèmes, hors groupe initial, pour ne pas développer la « pensée de groupe ». Plus les profils en présence sont divers, plus ils partagent d’informations dont la qualité est croissante car nécessaire pour convaincre. On s’oblige à s’écouter parler aux autres et on devient alors, plus précis, pour faire comprendre sa pensée. Un lien se crée. La construction collective du récit est pleinement intéressante, quand est garanti un accès égal à la parole, à la création, sans hiérarchie considérant qu’une voix aurait plus de valeur que les autres.
« Nous créons et percevons, ainsi de suite, en acceptant l’imperfection. »
Idéation & création.
Si on prend l’exemple d’une habitude que l’on aimerait stopper : on arrête, puis on « rechute », on analyse alors : pourquoi cette rechute et on essaie de façonner notre environnement différemment. Nous créons et percevons, ainsi de suite, en acceptant l’imperfection. Loin du mythe du talent et du génie innés, comme la mythologie grecque nous le fait croire : en une nuit, un matin, on ne publie pas un livre ! L’expérimentation du récit est constante, notre degré d’exigence évolue avec également ce qui nous nourrit et les lectures et nos temps de pause avant de revenir sur ce qui a été produit. Se relire alors que l’on a faim amène une perception autre qu’une lecture après déjeuner, par exemple, ou idem si tu as froid ou si tu traverses un chagrin d’amour. Notre perception à toutes & tous sur nos propres créations, et plus globalement, est subjective – dépendantes de nos états affectifs et physiologiques. Il est dangereux de séparer l’idéation de la création.
© Photos Brigitte Bouillot
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