Poète et scénariste (Pologne & Royaume-Uni) qui a contribué à la conférence-table ronde 03 : Cartographier l’imaginaire.
Bohdan Piasecki est poète, né en Pologne, vivant aujourd’hui à Birmingham. Interprète engagé, il a transporté ses poèmes depuis la salle à l’étage d’un pub d’Eastbourne jusqu’à la scène principale du Birmingham Repertory Theatre, des clubs underground de Tokyo aux tramways de Paris, d’une librairie de Pékin à un aérodrome en Allemagne, de podcasts de niche à la radio BBC. Il apprécie autant le chaos créatif des grands festivals que la concentration composée d’événements littéraires. Bohdan Piasecki a reçu le Forward Prize du meilleur poème unique : interprété en 2023, année inaugurale de la catégorie.
Bohdan Piasecki a fondé le premier slam de poésie en Pologne avant de déménager au Royaume-Uni pour obtenir un doctorat en traduction. Il a travaillé en tant que directeur de l’éducation, dans le cadre d’un cours de maîtrise en création orale en éducation à la Goldsmiths University et a été producteur des Midlands pour Apples and Snakes entre 2010 et 2017. Il est professeur adjoint en écriture créative à l’Université de Birmingham. Il travaille également comme producteur créatif et siège au conseil d’administration du Poetry Translation Center.
— un entretien réalisé par Antoine Le Bos, scénariste et directeur artistique du Groupe Ouest et enregistré aux Champs Libres (Rennes), en décembre 2023, dans le cadre de la saison 04 du StoryTANK : « Quelles histoires pour notre temps ? ».
Bohdan Piasecki
Le récit : une expérience absolue
« Les traditions de narration orale nous apprennent à retenir l’attention, à identifier quelles formes fonctionnent. »
Le récit, entre les langues.
Je suis poète et je pratique également d’autres types d’écritures autour de/ou qui découlent de la poésie. Je suis un poète qui a toujours vécu entre les langues car je suis né en Pologne et j’y ai grandi. Mais je suis allé dans une école française et j’ai étudié la littérature anglaise. J’écris beaucoup pour la voix, pour la performance où les poèmes sont destinés à être entendus, même si j’écris aussi pour des poèmes qui seront lus. Et parce que je passe beaucoup de temps à parler aux gens, certaines des traditions dont je me suis inspiré étaient des traditions de narration orale. Là où l’on apprend à retenir l’attention, à identifier quelles formes fonctionnent. Les poèmes peuvent cependant parfois également être des histoires et parfois ne pas s’appuyer sur la narration.
« Même les poèmes – qui, comme je l’indiquais, ne s’appuient pas sur des récits – suivent un arc qui n’est pas différent de ce que l’on pourrait attendre d’une histoire. »
Le récit : une expérience absolue.
Je me considère comme un conteur et un poète. La poésie est complexe, elle peut se rapprocher de la définition du récit que nous pourrions tous adopter, à savoir que le poème raconte un récit. Sans forcément suivre le modèle standard, mais l’histoire déployée reste viable. D’ailleurs, même les poèmes – qui, comme je l’indiquais, ne s’appuient pas sur des récits – suivent un arc qui n’est pas différent de ce que l’on pourrait attendre d’une histoire. Dans la performance, un groupe est réuni dans une pièce, prêt à vivre une expérience. Un lien s’établit, des réactions sont stimulées, d’une manière très similaire à ce moment précis où sont racontées des histoires. Or, la proposition, qu’elle soit une séquence d’images ou autres, peut ne pas avoir d’interactions avec & sur ce groupe. Le lien n’est pas aussi facile que celui créé par la narration d’une histoire. L’ambition de la performance est de faire vivre une expérience similaire. Je dirais, donc, que oui : je raconte des histoires.
« Certaines pratiques poétiques peuvent être utiles dans l’exploration du récit. »
L’utilisation de la métaphore.
Un exemple que je pourrais vous donner, d’un outil très utilisé en poésie et qui peut être utilisé à des fins de découverte est l’utilisation de la métaphore, qui est courante dans toute histoire. Le langage est fait de métaphores. Mais ce à quoi nous nous attendons, souvent, lorsque nous parlons de métaphore dans l’écriture, est que l’écrivain propose une image intelligente qui nous raconte quelque chose de nouveau, qui rend un moment particulier : mémorable. Quel est son impact dans l’esprit du lecteur, du spectateur : sont-ils conviés ou même forcés à être actifs ? En découvrant quels sont les liens possibles entre l’objet et la chose, objet de la comparaison. Chacun trouvera des correspondances différentes. Si c’est une bonne métaphore : elle ouvre un espace où ils peuvent être actifs et créer du sens, de la beauté ou même créer un récit additionnel à celui initié. À l’inverse, quand on débute un travail sur un scénario, on débute la découverte des personnages et le monde dans lequel ils évoluent.
À ce moment précis : je peux tromper votre cerveau pour stimuler les définitions essentielles du récit : si je vous donne une métaphore forcée, pour que vous connaissiez un peu plus une de votre personnage, je peux prendre un objet au hasard – je ne sais pas : un vélo ! – et vous dire que votre personnage est comme un vélo. Votre cerveau, en raison de son fonctionnement et de la façon dont il cherche à donner un sens au monde, va immédiatement essayer de trouver des points de connexion : « Eh bien, mon personnage me transporte quelque part, mais je dois faire un effort pour y arriver. Ce n’est pas aussi rapide qu’une voiture, il me montrera quelque chose sur le monde. » Il s’agit d’un petit exemple très spécifique mais certaines pratiques poétiques peuvent être utiles dans l’exploration du récit. Je pense, souvent, qu’il est plus facile d’écrire de la poésie de manière exploratoire. J’écris souvent pour savoir ce que je veux écrire et que la liberté peut aussi être un outil utile.
« La pensée et l’écriture poétique peuvent être des points de départ fantastiques pour les scénaristes. »
L’approche poétique pour libérer le récit.
La pensée et l’écriture poétique peuvent être des points de départ fantastiques pour les scénaristes, dans le cadre du développement d’un récit. L’approche poétique est libératrice en permettant – pour les scénaristes – de bousculer les habitudes créatives, en décalant la façon dont il est habitué à utiliser les mots. La démarche poétique modifie la perception sur notre propre monde, celui du récit que l’on a créé et les éléments qui lui sont constitutifs : le subvertir, le rendre étrange, en attribuant des valeurs différentes aux mots, en les séquençant d’une manière qui n’a rien à voir avec la structure de l’histoire initiée ou habituelle…
« L’approche poétique est un outil qui permettra de garder les options du récit ouvertes plus longtemps. »
La multiplicité de la poésie pour la pluralité du récit.
La poésie se déploie à travers sa multiplicité : la pluralité des sens que les lecteur·trice·s apportent à leur lecture.
Les poèmes trop normatifs, clairs sont moins passionnants parce qu’ils se rapprochent d’autres modes de discours plus classiques car déclaratifs.
En demandant de penser de manière poétique – dès le début du processus créatif : on apporte un outil qui permettra de garder les options du récit ouvertes plus longtemps, explorer idées, solutions et les articuler sans contrainte, sans jamais entrer dans ce tunnel, dont il est très difficile de sortir.
« S’ouvrir et être accompagné par les images, par le dialogue permettent de comprendre ce que l’histoire veut être, ce que le personnage peut être, de nommer ce qui est compliqué à expliciter. »
Avant la composition du récit : l’exploration du monde.
J’utilise également souvent des images – à travers des photographies par exemple – comme points de départ d’accompagnement à la découverte d’un au-delà : de l’intrigue, du personnage, au-delà du dialogue. Avant la composition du récit : l’exploration visuelle du monde avec la signification multiple d’une chose. S’ouvrir et être accompagné par les images, par le dialogue permettent de comprendre ce que l’histoire veut être, ce que le personnage peut être, de nommer ce qui est compliqué à expliciter.
C’est globalement, une question de confiance via l’ouverture aux autres, aux lecteur·trice·s, spectateur·trice·s pour encourager des pistes testées, ouvrir de nouvelles directions.
« Spontané, amusant et plaisir : un combo souvent sous-estimé dans le processus créatif. »
Nourrir le récit par l’improvisation, le jeu et le plaisir.
Au-delà de l’approche poétique pour approfondir différents processus de création et de décision, c’est l’apport d’outils additionnels comme la parole et la performance avec la force de l’improvisation. Or, la poésie intègre dans ses traditions les plus lointaines : la poésie improvisée qui est fascinante et peut s’apparenter à une logique de jeux. L’idée même de jouer est importante, encore une fois, pour aider à ne pas s’enfermer dans un ensemble de décisions et à garder les options ouvertes. On peut, bien entendu, jouer oralement, en utilisant particulièrement des contraintes de temps, avec des idées et des réponses immédiates pour une création donc instantanée, sur le moment. C’est à la fois spontané, amusant et source de plaisir. Un combo souvent sous-estimé dans le processus créatif. Dans le récit, demander aux scénaristes de jouer, de réagir rapidement, d’étudier des aspects du langage autres que le sens comme le son, le rythme : les situer et les diriger pour ouvrir les choses. Un exemple de jeu que j’utilise parfois, en groupes, consiste à inverser la règle standard de l’improvisation.
On y développe l’idée du “oui, et…” : construire une scène sans remettre en question ce que les autres construisent. Chacun apporte un élément supplémentaire, successif : le premier indique : « Nous sommes à l’hôpital » et le prochain ajoute « Oui, et je suis le médecin » et ainsi de suite. Il est agréable d’intervenir au moment où le récit se dotent d’histoires qui commencent à se cristalliser. Quelque part, il est demandé à l’autre de raconter l’histoire telle qu’elle existe déjà – mais elle a probablement encore beaucoup de questions à ouvrir – et le déroulement des histoires est fluide ou parfois, d’autres peuvent rejeter des éléments pré-établis avec le « Non, mais… ». Se réoriente alors le récit, dans des directions non anticipées-envisagées – en changeant soudainement de lieu ou en modifiant un point de décision clé ou en bouleversant ce qui pourrait devenir un point de l’intrigue, au fur et à mesure de son évolution.
« Tout est muable dans le récit ! »
Le laisser-aller pour débloquer le récit.
La clé du récit est est donc, ici, le jeu. Il est clair qu’aucun choix final ne peut être établi. Est mis en jeu tout ce qui a été défini dans le récit jusqu’à présent. Le jeu permet, pour les scénaristes, de moins apprécier le récit initié et développe un laisser-aller pour libérer l’imagination et analyser le récit, sous un angle différent. Le jeu permet de renforcer l’idée – parfois difficile à admettre, dans le processus de création – que tout peut encore être changé. Que tout est muable. Parfois, le récit peut donc se doter d’une version collective, étrange et bizarre vis-à-vis de ce qui avait été pré-établi. Ce qui était considéré comme axiomatique a été remis en question et le changement opéré a débloqué un élément en initiant une voie qui n’existait pas, préalablement.
« Décrire un film plutôt que de raconter une histoire : c’est ne pas être dans l’histoire. »
Ressentir le récit.
Lorsque je travaille avec des scénaristes, j’aime travailler le changement de perception. Ce qui est primordial est de les faire passer de la réflexion sur le film à la simple réflexion sur l’histoire. Je constate, très tôt, que si on leur demande sur quoi ils travaillent : ils décrivent un film plutôt qu’ils ne racontent une histoire. Et quand ils présentent cette histoire, même aux premiers stades, ils ne racontent pas l’histoire elle-même : ils ne sont pas dans l’histoire. Ils décrivent un film comme… « Nous suivons un personnage alors qu’il se promène dans la forêt. » Donc, déjà, je n’y suis pas. J’imagine un film. Je n’imagine pas le personnage. Je ne suis pas là et eux non plus. Présenter, ainsi, l’histoire oblige à penser selon des schémas, avec des codes qui sont les codes du cinéma plutôt que, pour l’instant, se focaliser sur l’élaboration d’une histoire.
J’utilise, alors, un ensemble de jeux et d’approches pour les ramener à la façon dont ils peuvent raconter une histoire, d’un point de vue humain et non techniquement cinématographique. Comment raconter cette histoire à des amis, dans un bar ou à un groupe de personnes qui sont ici pour écouter une histoire. Il est question de faire ressentir le récit aux scénaristes – qui peut sembler à la première approche, quelque peu abstrait. Mais tout conteur qui s’est produit devant un public indiquera que cette histoire n’est pas du tout abstraite. Ressentir à la fois l’histoire en soi et recevoir quelque chose de celles & ceux qui écoutent : qui vous aide à façonner très concrètement le récit, en le faisant évoluer. L’interaction provoquée permet de passer de l’analyse au profit de l’expérience du récit. Le processus de création peut être tué dans son essence, par une approche trop analytique.
« En tant qu’auteur·trice·s, on a tendance à se prendre trop au sérieux. »
Enrichir le processus d’écriture par d’autres modes de créativité.
En tant qu’auteur·trice·s, on a tendance à se prendre trop au sérieux. Un sérieux qui ferme les voies du jeu et donc, de la découverte. Se réintégrer à un autre mode de créativité permet d’enlever, en quelque sorte, une certaine responsabilité et donc de s’ouvrir. Quand je demande d’écrire de manière poétique à des scénaristes-donc non poètes, je ressens chez eux : « Eh bien, bien sûr, cela va être mauvais parce que ce n’est pas mon métier. Ce n’est pas ce sur quoi j’ai travaillé. » Et souvent, le résultat est incroyable et est extrêmement précieux grâce à cette liberté de lâcher soudainement prise… Je parlais de l’approche analytique contraignante, mais plus globalement, le professionnalisme apporte davantage de cadrages, de structures et de règles rigides qui pourraient arriver plus tard dans le processus d’écriture, pour ne pas être préjudiciables aux idées et à la créativité. Le postulat de base est que : la matière créative développée est suffisamment invitante pour que d’autres émettent l’envie de jouer avec, en y apportant leurs propres compréhensions du langage, leurs fragments d’histoires, leurs identités, leurs passés et trouvent, ainsi, un espace non prédictif qui stimule et attire pour le nourrir.
« Se forcer à abandonner dans le récit : tout ce qui est présent, par défaut, les paramètres d’usine dans l’écriture. »
Stimuler le récit par la connexion.
Une autre façon de stimuler le récit est la connexion. La connexion permet de construire un pont entre l’auteur·trice et le lecteur·trice/spectateur·trice. Nous pouvons puiser en nous, en nos langages, nos voix, nos composantes existentielles pour créer des transmissions qui se transformeront en matières intéressantes : du beau, de l’intrigant, du déroutant avec lequel les autres voudront s’engager pour contribuer au récit. C’est quasi physique : un puzzle composé d’un certain ensemble de mots, disposés d’une certaine manière qui donne naissance à une composition non pré-établie. Avec une enveloppe plus littéraire, à travers les poèmes : les mots touchent de manière extrêmement profonde et souvent émotionnelle. Et cela n’a rien à voir avec le poème lui-même. Les lecteur·trice·s voient d’eux-mêmes refléter les mots, différemment car personnellement : comme ce qu’ils voient d’eux-mêmes à travers les yeux de l’autre.
Faire en sorte que cette connexion se produise entre deux humains est l’un des éléments fondamentaux qui expliquent pourquoi nous contons des histoires en premier lieu, qu’elles se manifestent dans la poésie, dans un roman, dans un scénario ou dans une pièce de théâtre. Il ne faut pas avoir peur de rechercher au sein d’un corpus très personnel, les composantes qui vous sont uniques et qui peuvent s’appuyer peut-être sur un texte antérieur, des sons, des rythmes. Ces enrichissements qui vous sont propres sont à intégrer. Et c’est à ce moment et à cet endroit précis que vous vous connecterez à l’autre, que votre voix et votre langage exprimeront ce que vous considérez intrinsèquement comme intéressant, beau, touchant, important, urgent. C’est la valeur du récit. C’est ce à quoi on aspire – sans le savoir généralement. Et donc, se forcer à abandonner dans le récit : tout ce qui est présent, par défaut, les paramètres d’usine dans l’écriture. Même si cela peut sembler étrange, inconfortable, enfantin et trop ludique : cela vaut la peine d’être poursuivi !
© Photos Brigitte Bouillot
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